Des animaux qui nous intéressent

Aussi le sage aujourd'hui s'inquiètera des castors, précieux collaborateurs de la gestion de notre environnement ; des insectes, dont on découvre  qu'ils accomplissent un travail silencieux (quoique pas toujours) que l'on pourrait même chiffrer. Les voilà, eux aussi, devenus indispensables à l'équilibre de la terre. Cela ne s'arrête pas là, car les insectes, nous apprend-on, pourraient bien passer des blocs de résine à notre assiette pour nous aider à résoudre les crises alimentaires. Nous commençons à prendre la pleine mesure de ce que d'autres avaient su bien avant nous, mais que nous avons négligé : sans les animaux, non seulement nous ne serions pas humains, mais sans doute, nous ne serons plus.

Les abeilles ne cessent de nous en avertir. Mais elles nous enseignent également autre chose, dans les controverses qu'elles suscitent. Ces controverses rendent lisible ce que le philosophe Bruno Latour considère comme la crise de notre époque : une crise de l'objectivité, c'est-à-dire une crise dans laquelle les objets de « nature » eux-mêmes seraient en crise. La « nature » qui avait autrefois le rôle de clore les controverses n'a plus ce pouvoir de nous mettre d'accord, et les savants ne sont plus les seuls à pouvoir revendiquer de parler en son nom. Les abeilles non seulement rendent cette crise particulièrement lisible, mais nous invitent à repenser nos solutions, nos méthodes, et à réinventer les rapports entre science et politique : la mobilisation de l'ensemble des publics concernés ne doit pas plus être perçue comme une menace mais comme une ressource ; une ressource qui appelle à l'établissement de nouveaux protocoles de recherche... davantage participatifs. Les abeilles non seulement nous font faire un détour, mais elles nous invitent impérieusement à repenser nos manières de nous organiser, pour les transformer.

C'est là sans doute un autre trait commun à ces changements des relations homme-animal auxquels nous assistons aujourd'hui, un trait que l'on peut lire entre les lignes de chacun des articles de ce dossier, depuis la préoccupation pour l'obésité des animaux familiers à la question des législations concernant les chevaux, en passant par la présence des animaux dans nos langues, dans nos cieux par eux constellés, dans nos foyers, dans nos espaces publics ou naturels, ou dans nos assiettes. Les animaux intéressent nos chercheurs parce qu'ils jouent un rôle essentiel non seulement dans la manière dont les hommes se pensent et se construisent, mais surtout dans les façons dont ils s'organisent entre eux. Si nous remontons dans l'histoire, nous verrons que cela ne s'arrête pas là, et que le monde des hommes n'est pas le seul monde impliqué, les animaux régulent et ordonnent les rapports avec d'autres mondes : cela s'annonce dès la préhistoire, où les animaux dans l'art et les mythologies seront traités comme les interlocuteurs de l'au-delà des apparences, et cela se retrouvera, sous d'autre formes, dans la Grèce ou l'Égypte ancienne, où les dieux eux-mêmes pouvaient bénéficier de l'aide d'animaux intercesseurs – ainsi la cosmologie égyptienne est-elle peuplée d'êtres de règnes les plus divers qui communiquent quelque chose de la nature des dieux.

saute-mouton350

Ainsi, se dégage de ces recherches le fil qui les unit, ce détour long que chacune explore à sa manière : les humains tissent leurs propres histoires à celles des animaux ; ces derniers sont enrôlés pour les aider à s'organiser, à se transformer, à se définir. La solidarité des existences est devenue aujourd'hui un enjeu vital, pour eux comme pour nous. Et l'on en trouve un aperçu exemplaire dans le texte « Viande, environnement et résistance » : des manières de s'organiser autour des animaux sont en train de disparaître, ces disparitions vont à leur tour entraîner des conséquences catastrophiques tant pour les gens condamnés à la sédentarité et à des pratiques différentes, que pour les forêts, la terre, et le climat... et sans doute pour les animaux eux-mêmes. Il n'y aura bientôt plus de vaches nomades, et plus de bergers pour les accompagner. Pratiques de culture et pratiques de nature s'avèrent dès lors inextricablement liées. Le musée des sciences naturelles lui-même s'assigne, parallèlement à son rôle traditionnel – accroître et transmettre la connaissance – la tâche, ou l'impérieux défi, de sensibiliser chacun à notre destinée commune.

Enfin, en deçà ou au-delà de tous ces enjeux, les animaux nous intéressent parce que nous sommes curieux, parce que le monde dans la diversité de ses vies et de ses usages nous passionne. Et, parce que c'est au cœur de nos métiers de chercheurs, nous aimons partager cet intérêt. On ne cesse de découvrir – et de s'émerveiller – des modes d'organisation inédits et insoupçonnés, divers, protéiformes, véritables énigmes au parfum d'inventivité des vivants, parfois sociaux, toujours relationnels, inventeurs de stratégies sophistiquées pour chasser, se reproduire et vivre ensemble, et qui élargissent, à chaque découverte, le répertoire des manières d'exister et de s'organiser. La culture s'enrichit de ce qu'on appelle la nature. « Comme des acteurs au sens plein du terme, écrira, à propos des castors, Lucienne Strivay, ils sont porteurs de manières d'être qui s'ébauchent en permanence, faibles ou intenses ; leurs modes d'existence sont autant de chantiers sans architecte, de trajets profondément erratiques. C'est dans ces termes qu'ils nous donnent à penser aujourd'hui ».

 

 

Vinciane Despret
Février 2011


 

icone crayon
Vinciane Despret est philosophe et psychologue. Ses principales recherches portent sur les pratiques et les savoirs de l'éthologie, de la psychologie humaine et animale et de l'ethnopsychologie.
 
 

 
Vinciane Despret a publié notamment : Penser comme un rat (Quae, 2009), Être bête (avec Jocelyne Porcher, Actes sud, 2007),  Bêtes et hommes (Gallimard 2007), Les grands singes (en collab. Odile Jacob 2005), Hans le cheval qui savait compter (Seuil/Les Empêcheurs de penser en rond,2004), Quand le loup habitera avec l'agneau (Seuil/Les Empêcheurs de penser en rond, 2002).  
 
 rat etrebete hommesetbetes singes chevalquisavaitcompter loup 
 
À lire sur le site Reflexions : Nous sommes faits comme des rats, à propos de Penser comme un rat
et Bêtes et hommes à propos de Bêtes et hommes.

Page : previous 1 2 3 4