Des animaux qui nous intéressent
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Toutes ces découvertes de compétences souvent étonnantes de la part des animaux ont sans nul doute contribué à l'extension de l'intérêt à leur égard, et ce d'autant plus que la curiosité suscitée et alimentée par les chercheurs a été soutenue et relayée par les médias, et qu'elle connaît aujourd'hui un essor sans précédent grâce aux nouvelles formes de communication.

Et de fait, même si toutes ces raisons sont loin d'épuiser le champ des explications possibles, nous ne pouvons pas manquer de remarquer que ces dernières années, les animaux sont devenus bien plus intéressants.

Il ne s'agit  bien sûr pas d'affirmer que les animaux ne nous ont pas intéressés dans le passé, bien au contraire – nombre d'articles de ce dossier en témoigneront. Ce qui a changé, rappelons-le, ce sont les formes prises par cet intérêt, son caractère collectif, extensif et public et la diversité des motifs qui le guident. C'est dans cette perspective que nous avons interpellé quelques-uns de nos collègues à l'université. Pourquoi les animaux nous intéressent-ils ? Cette question en sous-entendait une autre, ou même deux : que peuvent-ils nous apprendre ? Pourquoi nous adresser aux animaux ou en passer par eux ?

« Pour nous comprendre, nous devons passer par un long et compliqué détour ». Cette intuition, développée tant par l'herméneutique que par l'anthropologie, l'ethnologie, l'histoire, voire la géographie humaine, repose sur l'idée qu'un mode fécond d'appréhension de nous-mêmes peut se constituer dans la mise en perspective avec d'autres manières de penser, d'autres manières d'être ou d'autres usages du monde. Passer par les animaux, nous comparer à eux, peut dès lors constituer une façon de nous interroger sur nous-mêmes. Un détour, en quelque sorte.

Mais ce détour par les animaux peut prendre deux formes : la forme « immédiate », courte, dirais-je, et la forme longue, compliquée, l'on pourrait dire arborescente, imprimant le détour dans le détour.

La forme « immédiate » la plus courante se constitue autour de la figure de l'analogie. Elle débouche sur des réponses de type : « les animaux, comme nous », ou « au contraire de nous ». On remarquera que lorsque François Mélard pose la question de pourquoi l'abeille intéresse le sociologue, il envisage très brièvement, et sans la cautionner – dans la mesure où cette réponse ne lui paraît pas satisfaisante aujourd'hui – la forme « courte » du détour par l'animal : la ruche était un modèle privilégié d'organisation sociale. Et c'est en effet la manière dont l'abeille a inspiré des écrivains, des artistes, des politiciens ou des scientifiques. De même, la primatologue Marie-Claude Huynen relève, par exemple, que l'intérêt pour les grands singes a souvent été de comprendre les origines de l'homme. Ainsi, pour grand nombre d'animaux, parler d'eux n'est rien d'autre que parler de nous. Parallèlement, quand on affirme, ce qu'on entend souvent et qui ne va pas sans susciter quelques controverses, « nous sommes des animaux comme les autres », on émet en même temps l'idée que l'observation de l'animal, l'étude de sa physiologie ou celle de ses mœurs, va nous apprendre quelque chose de nos comportements, ou de notre propre fonctionnement organique. Les pratiques expérimentales se fondent sur cette possibilité.

La forme « longue » du détour demande un peu plus d'explication. Elle est aussi plus contemporaine. C'est elle que nous avons choisi d'explorer. Elle s'intéresse également à ce que nous pouvons apprendre de nous-mêmes, mais cette fois dans la relation que nous entretenons avec les animaux. Qu'est ce que nous apprenons de la gestion de l'espace quand nous étudions les relations des enfants qui ont peur des chiens avec ces derniers ? Que nous enseignent les ragondins sur nos manières de catégoriser ? Comment l'observation des relations avec le dauphin nous invite-t-elle à mettre les schèmes habituels de compréhension de la communication à l'épreuve d'autres modes, et à comprendre le malentendu comme une des ressources de celle-ci ? L'étude des relations avec les bêtes ouvre tout un répertoire de questions et de réponses imprégnées de réflexivité – les catégories qui nous semblaient évidentes ou naturelles apparaissent bien liées à nos intérêts ; le malentendu qui pouvait apparaître comme une entrave à la communication en est un élément essentiel ; nous ne cessons, sans nous en rendre compte, d'organiser et de reconstruire l'espace.

Nous avons découvert, au fur et à mesure que nous découvrions les travaux menés çà et là dans divers domaines de recherches au sein de notre université, que les intérêts autour de l'animal étaient bien plus nombreux et variés que ce que nous imaginions. Et que les motifs de cet intérêt débordaient largement du cadre de ceux qui nous avons jusqu'à présent tenus pour responsables ou exemplaires des modifications que nous pouvons percevoir quand nous nous intéressons au changement de statut des animaux. Parmi ceux-ci, un thème s'avère récurrent, quoiqu'il se décline de façons diverses.

Ainsi, prenons le cas des singes. La recherche des origines de l'homme, recherche pour laquelle ils ont été longtemps mobilisés, a laissé la place à quantité d'autres préoccupations : comment les protéger ? Pour résoudre ce problème, il s'agira d'étudier les relations que ces animaux établissent avec les ressources de leur habitat. Cet intérêt est bien sûr pour eux, puisqu'il s'agit de les « garder avec nous », mais également pour nous, dans la mesure où l'on réalise progressivement que ces primates ont un rôle essentiel de maintien et de régénération de leur habitat. Qui se serait douté que le petit macaque à queue-de-cochon participe, un peu à l'instar des deux orangs-outans du roman d'Éric Chevillard, quoique de manière bien plus pragmatique, à l'équilibre du monde4 ?

Dans la parabole de la fleur et de l'abeille, il est dit que le sage qui voudrait continuer à jouir de la beauté des fleurs sait qu'il doit protéger les abeilles. Et à celui qui lui rétorque que protéger les fleurs suffirait amplement à son désir, il pourra répondre qu'on a de bonnes raisons de faire confiance aux abeilles parce qu'elles ont une bien longue expérience en matière d'amour des fleurs, et qu'en agissant de telle sorte, on assurera la survie et des fleurs et des abeilles5.



4 Dans ce roman, l'auteur construit sa fiction autour du fait que la disparition des deux derniers orangs-outans entraîne le monde à sa perte. Eric Chevillard, Sans l'orang-outan, Paris, Minuit, 2007.
5 On retrouvera une version plus simple de cette petite fable dans Dominique Leste, L'animal est l'avenir de l'homme, Fayard, 2011.

 

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