Des animaux qui nous intéressent

 

Même si j'ai quelque peu forcé le trait pour les rendre plus perceptibles, ces contradictions débordent aujourd'hui largement le cadre de celles qui sont généralement retenues pour caractériser notre rapport aux animaux. En effet, on relève généralement deux types de contradictions à l'œuvre dans la société contemporaine européenne : d'une part, celle entre le sort des animaux familiers (très visibles, très choyés et devenus eux-mêmes des consommateurs) et celui des animaux d'élevage (invisibles, négligés et objets de consommation) ; d'autre part, celle de la différence entre ce que nous savons des animaux géographiquement proches et ce que nous connaissons des animaux lointains : la plupart d'entre nous peut dire plus de choses à propos du comportement des singes ou des dauphins que des vaches ou des cochons.

Au-delà de ces paradoxes, le petit exercice de mise en connexions des informations données par mon quotidien et auquel je vous ai conviés nous indique autre chose : les catégories dans lesquelles nous pensons les animaux font l'objet d'un réaménagement considérable, un réaménagement d'où émergent quantité de contradictions nouvelles ; ces catégories n'ont plus rien de réellement stable ni de vraiment clair. Ce qui, je le concède, n'est sans doute pas très confortable, mais s'avère bien intéressant. Et nos relations entrent ainsi dans des reconfigurations, le plus souvent inédites, dont elles contribuent à inventer les formes.

Lorsque l'on s'interroge sur les raisons de ces modifications – croissance et extension de l'intérêt, métamorphoses des relations, des identités et des catégories – on avance souvent l'hypothèse d'une transformation profonde de nos sensibilités. Si cette hypothèse d'une sensibilité accrue à l'égard des animaux rend compte, par exemple, de la mobilisation en leur faveur, des revendications collectives touchant à la question de leur bien-être, des inquiétudes par rapport à leur survie et de la curiosité à l'égard de certains d'entre eux, elle demande toutefois à être elle-même expliquée. Pourquoi serions-nous, collectivement, plus intéressés qu'autrefois par les animaux ?

Les raisons ne manquent pas.

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Parmi celles-ci, je commencerai par celle qui est le plus souvent avancée : elle tiendrait au fait que nous avons acquis le sentiment d'une vulnérabilité commune et qui touche presque tous les vivants. Ce sentiment non seulement nourrirait le souci à l'égard d'autres espèces, chaque disparition nous renvoyant à la possibilité de la nôtre, théoriquement et parfois même concrètement – pourrons-nous survivre aux abeilles ? De qui avons-nous impérativement besoin ? –, mais cette conscience d'un destin devenu commun susciterait en même temps un autre sentiment, celui d'une profonde familiarité. Ce que Darwin avait contribué à construire du point de vue théorique, en nous inscrivant dans un vaste système de filiations, nous serions en train de le prolonger et de le mettre à l'épreuve, au niveau éthique, politique et pratique.

 Photo © ecologie.centerblog.net

Sans doute, autre raison peut-être moins immédiatement perceptible, devrions-nous également évoquer la modification, et surtout la contestation, des repères qui sanctionnaient la différence (ou la rupture) entre nature et culture. Que ce soit du côté de l'anthropologie, de certaines théories féministes ou de certains courants de la philosophie politique et de la philosophie des sciences, des penseurs de plus en plus nombreux affirment que la nature n'existe pas comme une sphère de réalité autonome1. Ils nous invitent à revisiter les schèmes anthropocentriques qui ont singularisé notre tradition et à les critiquer d'un point de vue non seulement théorique, mais également pratique. Si nous nous reportons une bonne vingtaine d'années en arrière, on aurait difficilement pu imaginer entendre, au cours d'une leçon inaugurale dans cette enceinte solennelle qu'est le Collège de France, le discours qu'a prononcé  en 2001 l'anthropologue Philippe Descola,  et qui remettait radicalement en cause la manière dont nous avons hiérarchisé les vivants : « Bien des sociétés dites "primitives", affirmait-il, nous invitent à un tel dépassement [de l'anthropocentrisme], elles qui n'ont jamais songé que les frontières de l'humanité s'arrêtaient aux portes de l'espèce humaine, elles qui n'hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux. L'anthropologie est donc confrontée à un défi formidable : soit disparaître avec une forme épuisée d'anthropocentrisme, soit se métamorphoser en repensant son domaine et ses outils de manière à inclure dans son objet bien plus que l'anthropos, toute cette collectivité des existants liée à lui et longtemps reléguée dans une fonction d'entourage. »

Certes, on pourrait s'interroger sur l'effet réel, auprès du grand public, de théories qui déconstruisent la nature, qui souhaitent ouvrir les sciences sociales hors des limites étroites de l'anthropocentrisme et inclure, en tant qu'acteurs légitimes, des non-humains, ou encore qui remettent en cause la rationalité de la hiérarchisation entre les hommes et les animaux. Ces effets sont cependant perceptibles, notamment parce que ces chercheurs, pour des raisons diverses, entreprennent tout un travail de diffusion de leur œuvre, par leurs conférences, par leur participation à des événements culturels ou médiatiques, ou par la production de livres de familiarisation. La thèse de l'exception humaine  reçoit des critiques de plus en plus ouvertes, et pas seulement de la part des militants de la cause animale, et si la question du propre de l'homme continue d'alimenter les débats, elle ne cesse de faire l'objet de remises en causes et de découvertes qui la rendent de plus en plus problématique. Nous avons cru que nous étions les seuls à rire, les singes nous ont démentis sur ce point, les rats viennent à leur tour de gagner à leur cause des chercheurs qui les avaient chatouillés2. Nous étions les inventeurs de la culture, les cultures animales sont devenues innombrables. Nous avions découvert les armes, des chimpanzés du Sud Est du Sénégal – des femelles, en plus ! –, en font usage, pour le meilleur et pour le pire. Nous étions les seuls détenteurs de la conscience de nous-mêmes, les singes nous ont volé ce privilège, suivis, au cours de ces dernières années, par des baleines, des éléphants d'Asie, et tout récemment des pies, se reconnaissant dans un miroir. Quant au mensonge, il n'est plus besoin d'avoir accès au langage, les primates, dûment mis à l'épreuve, s'en montrent bien capables, entraînant à leur suite de nombreux autres, dont les cochons. Cochon qui s'en dédit devra-t-il dorénavant s'entendre littéralement ? Nous avons donc cru quantité de choses qui alimentaient la thèse de l'exception humaine, on devra sans doute en conclure, avec le biologiste Bruce Bagemihl, que « la seule vraie différence entre les espèces est que les gens, au contraire des animaux, ont tendance à faire des généralisations simplistes3 ».

 


 

 

1 Pour l'anthropologie on se référera aux travaux de Philippe Descola (voir en ligne sa leçon inaugurale au Collège de France : URL : http://www.college-de-france.fr dont est extrait le passage ci-dessous); pour les théories féministes, par exemple, à ceux de Donna Haraway, aux Etats Unis ( When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008) ; pour la philosophie, on lira Bruno Latour ( Politiques de la nature, Paris, La découverte, 1999) ou encore la critique radicale que Jacques Derrida a adressée à la thèse discontinuiste soutenue par une majorité de philosophes. Il écrit, à propos des situations de savoir sur l'animal qu'il y a certes «  les textes signés par des gens qui ont sans doute vu, observé, analysé, réfléchi l'animal, mais ne se sont jamais vus vus par l'animal ; ils n'ont jamais croisé le regard d'un animal posé sur eux (...) ; si même ils se sont vus vus, un jour, furtivement, par l'animal, ils n'en ont tenu aucun compte (thématique, théorique, philosophique) ; ils n'ont pu ou voulu tirer aucune conséquence systématique du fait qu'un animal pouvait, leur faisant face, les regarder, vêtus ou nus, et, en un mot, sans un mot s'adresser à eux (...).  ( L'animal que donc je suis, Paris, Gallilée, 1997, p. 28)
2 Jaak Pansksepp « Neuroevolutionnary sources of laughter and social joy : Modeling primal human laughter in laboratory rats »  Behavioral Brain Research, 2007, 182, 231-244.
3 Biological Exuberance, Animal Homosexuality and Natural Diversity. Londres : Profile Books., 1999, p. 46

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