Pour une approche relationnelle à l'abeille « domestique »
VincentHalkin

Cette conception du mesurage est dénoncée par le milieu apicole et le Centre Apicole de Recherche et d'Information (CARI). Pour eux, cette vision réductrice du comptage par empoisonnement des abeilles ne reflète en rien l'originalité de la situation observée par les apiculteurs. Pour le CARI, il est nécessaire de parler avant tout de dépérissement  plutôt que de mortalité dans la mesure où le syndrome de la ruche vide renvoie à une toute autre « mortalité » que les mortalités « habituelles », c'est-à-dire celles provoquées par les pathologies classiques (telle la varroase), ou l'erreur liée à une pulvérisation accidentelle. Pour les apiculteurs, des abeilles désorientées, affaiblies, sont assimilables à des colonies perdues et cela renvoie à des causes nouvelles – notamment à l'usage de nouveaux insecticides dits « systémiques » (insecticide appliqué par enrobage des semences).  Ces nouvelles molécules engendrent des effets de désorientation et de perte de coordination typiques de ces neurotoxiques (intoxication chronique à faibles doses).

Photo © Vincent Halkin - PhotoClub universitaire IMAGE

Pour les uns, le problème se situe en grande partie dans l'inadéquation des pratiques des apiculteurs face à la varroase. Pour les autres, une partie de l'explication du dépérissement des abeilles, lié au syndrome de la ruche vide, se situe dans l'environnement des ruches. Il est ainsi intéressant de remarquer que toute connaissance produite sur l'abeille a comme point de focalisation la ruche. Au-delà du rucher, il s'agit d'une terra incognita : ses stratégies de butinage sont largement inexpliquées, ce qui rend difficile de contrôler son régime alimentaire et donc de gérer son rapport à l'environnement (présence de pesticides, d'OGM ou de maladies).

L'angle mort que constituent les nuisances « environnementales »

Ce qui semble se jouer ici c'est l'inadéquation des pratiques des deux parties à rencontrer collectivement le challenge que pose le dépérissement des abeilles. Nous avons d'un côté des scientifiques utilisant des outils que leur offre l'éco-toxicologie et qui reposent sur une définition restrictive du problème, de l'autre des observations éparses tirées du vécu des apiculteurs mais manquant de systématicité.  D'un côté, une approche expérimentale  – pour laquelle la nécessité de faire la preuve repose sur une définition restrictive de la mortalité – est opérée, qui ne tient que difficilement compte de l'aspect éco-systémique (entendu comme la prise en compte des pratiques des différents protagonistes humains et non humains et de leurs interactions mutuelles), de l'autre, des apiculteurs et un centre apicole jugés trop proches de leurs abeilles pour être objectifs et donc crédibles.

Il est remarquable de constater que ces deux porte-parole d'Apis mellifera auraient dû pouvoir s'entendre afin d'unir leurs forces. C'est sans compter sur la difficulté que nous avons à traiter des problèmes d'origine « environnementale » pour lesquels les savoirs des scientifiques et ceux des profanes sont systématiquement opposés sous le prétexte erroné que les uns sont constitués de manière désintéressée et de l'autre qu'il y a trop d'intérêts  pour pouvoir poser un diagnostic « intéressant ».  

Il s'agit là d'une constante en matière environnementale – si nous nous référons aux problématiques, sur ce point similaires, des ondes électromagnétiques, des OGM, des contaminations nucléaires –. Nos outils habituels d'investigation scientifique sont soit trop rigoureux, soit trop restrictifs (mais n'est-ce pas corrélatif ?) pour s'attaquer à une problématique aussi complexe que celle de leur caractère synergétique et systémique. Par ailleurs, la mobilisation de l'ensemble des publics concernés ne doit pas plus être perçue comme une menace mais comme une ressource ; une ressource qui appelle à l'établissement de nouveaux protocoles de recherche... davantage participatifs.

 François Mélard
Février 2011

 

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François Mélard est sociologue et ethnologue. Il enseigne la sociologie des sciences  à l'ULg. Ses recherches portent sur l'étude des pratiques scientifiques et techniques et de leurs rapports avec la société.

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