Viande, environnement et résistance

On le sait, l'Homo sapiens sapiens mange de plus en plus de viande. De 1961 à 2009, la production mondiale de viande est passée de 71 à 282 millions de tonnes. En un demi-siècle, la consommation de viande par habitant a donc quasiment doublé. Et cela ne se fait pas sans dommage sur notre environnement.

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Car la viande, ce n'est plus que rarement un bel animal qui mange de l'herbe dans un pré aux accents bucoliques. Non, la viande est un produit industriel. Qu'il faut rentabiliser, concurrence oblige. Pour nourrir ces animaux désormais « parqués », il faut produire de la nourriture. Pour produire ces céréales, il faut cultiver. Comme les parcelles agricoles ne suffisent plus, il faut empiéter sur les zones boisées. C'est ainsi que l'élevage est – par exemple – directement ou indirectement, localement ou internationalement, responsable de 80% de la déforestation amazonienne au Brésil ! Une fois l'animal abattu, il faut maintenir la chair au frais sans jamais rompre la chaine du froid puis la transporter jusqu'à son point de vente. Pour cette dernière étape, il devient fréquent que ces morceaux de viandes traversent des continents, voire des océans par bateau ou... par avion. Tel est le cas pour le lièvre ou le bœuf argentin, pour l'antilope d'Afrique du Sud, ou encore pour la biche ou l'agneau de Nouvelle-Zélande. Selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), toutes ces étapes qui entourent l'élevage le rendent responsable de 18% des émissions globales de gaz à effet de serre. Celui-là même qui provoque le changement climatique et ses conséquences telles que la modification du rythme des saisons, l'intensification des événements pluviométriques extrêmes, la multiplication des vagues de chaleur et l'apparition de sécheresses inédites.

L'élevage est donc devenu en très grande partie un processus industriel qui permet des économies d'échelle et de proposer des prix cassés aux grandes centrales d'achat. Et pour rivaliser avec un steak argentin à 12 € le kg ou un gigot d'agneau néo-zélandais à moins de 7 € le kg, il faut soit s'aligner et innover dans l'élevage low-cost, soit disparaître comme c'est le cas de la majeure partie des petits éleveurs européens. Des métiers disparaissent, ainsi, tout doucement, pour cause de non rentabilité.

Prenons un peu de hauteur...

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Mauritanie, pays grand comme deux fois la France, coincé entre le Sahara et les eaux du fleuve Sénégal. Il y a cinquante ans, 95% de la population y était nomade. Ces populations vivaient essentiellement de l'élevage. Leurs richesses s'évaluaient au nombre de têtes de bétail. À la fin des années soixante, à l'instar de la région sahélienne, une dramatique sécheresse s'est abattue sur ce pays aride, et le cheptel a été décimé. Les populations nomades n'ont eu d'autre choix que la sédentarisation et la reconversion dans l'agriculture, ou la migration vers les principales villes. Une sédentarisation par ailleurs encouragée par la volonté du tout jeune pouvoir central de mieux contrôler les populations. Actuellement, la désertification progressant, la sécheresse persistant, la part de la population sédentaire dépasse 95%. Nouakchott, la capitale, abrite aujourd'hui près d'un mauritanien sur deux dans des conditions très précaires où les taudis sont légion...

Photo © Roger Job, extraite de son ouvrage Turkanas, les premiers derniers hommes. Éditions Musée de la photographie. Publiée ici avec l'aimable autorisation de l'artiste. En avant plan, le bétail massacré. En arrière plan, le peuple Turkana à genoux voyant leur mode de vie compromis;

Traversons l'Afrique et arrêtons-nous au Kenya. Là où vivent depuis des temps lointains les populations Turkana, dont l'existence repose principalement sur l'élevage extensif nomade de troupeaux mixtes (ovins, caprins, bovins) qui leur procure viande et lait. Le cheptel est aussi une composante essentielle de l'identité et de la culture Turkana. Mais, là aussi, le régime pluviométrique s'est dégradé dès les années '80. Au même moment, les gouvernements kényans successifs ont opté pour des modes de production occidentaux : transformer l'exploitation pastorale de subsistance en production de bétail commercial. À cela s'est ajouté le désintérêt, ou plutôt la méfiance, des autorités envers les populations nomades, et leur volonté de favoriser la sédentarisation, et donc la surveillance de ces populations dans des zones bien définies. Du coup, de plus en plus de Turkana se tournent, non sans mal, vers l'agriculture et le maraîchage, dont les haricots que nous retrouvons « fair trade » dans nos hypermarchés européens.

Au bout du compte, en Mauritanie comme au Kenya, ces peuples nomades meurent lentement mais sûrement. Pourtant, le nomadisme est un extraordinaire mode d'exploitation des ressources sachant s'adapter à l'aridité et au caractère aléatoire de la distribution des précipitations. Le déplacement et la connaissance fine du milieu leur permettait, en évitant une pression pastorale constante, une exploitation durable de ces parcours et de ces écosystèmes fragiles. Maintenant, du fait de la sédentarité du cheptel et de sa concentration dans un espace plus circonscrit, la pression sur les pâturages augmente, ce qui limite la régénération du couvert végétal et amplifie les processus de désertification.

Alors que l'on lutte (justement) contre l'érosion de la biodiversité, la diversité identitaire et culturelle des sociétés humaines se dégrade. Car, au final, dans un monde qui se globalise et des sociétés qui se lissent et se plagient, il ne reste plus beaucoup de place pour les peuples fiers et libres qui, depuis toujours, font de la résistance par rapport aux aléas environnementaux. Et qui pour quelque temps encore font de la résistance, tout simplement...

Ici des métiers disparaissent, ailleurs des cultures rentrent dans des livres d'histoire. Et ce n'est pas la faute à l'élevage, mais à ce que nous en avons fait. Car c'est bien le système qui nous aveugle, nous fait croire que moins surconsommer – comme la viande par exemple – serait synonyme de perte de qualité de vie, nous glisse à l'oreille que tout est sous contrôle, durable, éternel. Et que si un problème devait survenir, le système aurait les capacités de s'autoréguler.

Allez expliquer cela aux Turkana, les malheureusement si bien nommés « premiers derniers hommes » par l'extraordinaire photographe Roger Job, sacrifiés sur l'autel de la standardisation...

Pierre Ozer
Février 2011

 

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Pierre Ozer est climatologue spécialiste des processus de désertification et des stratégies d'adaptation aux changements climatiques. Il est membre titulaire de l'Académie royale des Sciences d'Outre-Mer à Bruxelles.

 


 

Photo vaches ©Alex- Fotolia.fr