Le médicament, la fourrure et le bâti. Le castor et ses modes d'existence

Castor : le retour

Aujourd'hui, en Europe, comme l'a fait Morgan, on loue ses qualités de bon père de famille monogame et travailleur. En bipède redressé appuyé sur la queue, il peut transporter ses petits devenus un peu lourds dans les bras, comme il le fait des branches, de la boue et des pierres dont il calfate ses murs. La paroi intérieure de la digue, sous l'eau, sera lissée en soulevant avec les palmes des pattes arrière un gros nuage de boue que le courant plaquera uniformément sur la paroi. On reste impressionné par sa persévérance à entretenir et réparer des ouvrages saisissants tant par leur taille que par leur solidité. Le plus grand barrage, récemment découvert par Google Earth au Canada (Parc national Wood Buffalo en Alberta, 5 mai 2010), s'étend sur 850m ; et les castors qui, au fil des générations veillent à sa bonne conservation, sont occupés à l'agrandir encore de part et d'autre. On estime qu'il pourrait atteindre 950m dans les dix ans.

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©  Wood Buffalo National Park, AB, Canada

Quant à la résistance des constructions, on sait qu'il a fallu à une municipalité du sud de la France sept charges successives  de dynamite pour ouvrir une simple brèche (réparée quelques jours plus tard) dans un barrage modeste responsable d'inondation des cultures. Ces barrages maintiennent une masse d'eau à un niveau suffisant pour garantir aux castors un mouvement aisé et le transport sans difficulté des branches qu'ils déplacent pour leur hutte, la consolidation du barrage ou leur magasin à provisions pour l'hiver. Lorsque la profondeur du cours d'eau suffit à ces fonctions, ils se contentent de terrier et/ou de huttes.

Alors qu'à la moitié du 19e siècle, ils avaient été anéantis presque partout en Europe, si l'on excepte quelques poches de populations qui s'étaient maintenues dans la vallée du Rhône ou le cours moyen de l'Elbe, ou encore le sud-est de la Norvège, et que plus personne ne paraissait se soucier d'eux, en pleine canalisation industrielle des cours d'eau, les Suédois et les Norvégiens se mirent à les regretter et à faire en sorte de réinstaller des couples prélevés dans les populations résiduelles de Norvège sur leurs rivières et leurs lacs (c. 1930). Les Finlandais, qui estimaient trop lente la vitesse de redéveloppement des animaux chez leurs voisins, firent venir des castors du Canada (à cette époque on croyait encore qu'il s'agissait d'une seule espèce). Par contre, en Allemagne (encore divisée en deux territoires étanches), faute de pouvoir faire appel à des castors de l'Elbe, on opta avec prudence pour des castors suédois – une cinquantaine –. Réintégrés d'abord en Bavière, en dépit des objections des tenants de la théorie écologique convaincus de la disparition de la niche écologique des castors, ils allaient former une population prospère d'un millier d'individus au début des années 90. Entretemps, la Suisse à son tour, en 1956, allait ramener le castor du Rhône dans ses vallées. La France le protégea et le redéveloppa à partir des populations rhodaniennes, entre (1952 ?) 1959 et 1989 sur tous les grands bassins hydrographiques, essentiellement dans des opérations animées par des associations de protection de la nature. Les Pays-Bas devaient à leur tour rejoindre le mouvement dans les années 80. En dépit des demandes formulées par les naturalistes (1970) et certaines associations comme les Rangers (1990), la Belgique et le Luxembourg demeuraient hésitants persuadés qu'il suffirait d'attendre pour que le castor repeuple spontanément leur territoire à partir des zones de recolonisation germaniques. Si le Luxembourg attend encore et voit sans inquiétude deux cas de réimplantation spontanée sur la Clerve et sur la Sûre (8 individus aujourd'hui), les castors ont rapidement regagné tout le cœur de la Wallonie à partir des années 90. Un procès à rebondissements a mis en cause une opération de réintroduction illégale de castors originaires de Bavière (où la translocation d'animaux responsables, dans un endroit plus approprié, de dégâts difficilement supportables, constitue une pratique assez courante)3. À l'heure actuelle, un peu partout en Europe, le castor se porte bien. Contrairement à certaines prédictions, même si de nombreux cours d'eau sont fortement dégradés et quelquefois pollués de manière catastrophique, le castor s'en donne à cœur joie. Tout se passe comme s'il devenait l'animal type de notre nouvelle préoccupation de la nature.

Un retour sans ombrage ?

Il fait partie des animaux juridiquement protégés, totalement dans les zones de réintroduction, partiellement dans certaines régions où sa chasse est autorisée dans certaines limites et certaines époques comme en Biélorussie, en Estonie, en Finlande, en Lituanie, en Norvège, en Pologne et en Suède. Cependant, même dans ces pays, ses populations sont encore en expansion. Il n'est pas possible qu'il n'intervienne pas sur les activités humaines mais, contrairement au rat musqué et au ragondin, il bénéficie de sa bonne image aussi ses réintroductions ont-elles été, globalement, une réussite.

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Les castors peuvent occasionner localement des dégâts aux cultures et aux plantations ligneuses, des obstructions de canaux ou de chemins carrossables, des effondrements de berges. Nombre de ces déprédations peuvent être prévenues en équipant les arbres de manchons résistants par exemple, en bordant de clôtures grillagées les tronçons de rives sensibles, en installant des écoulements silencieux sur certains barrages.  En Suisse, les mesures de protection des biens prévoient de la répulsion, de la capture et de la translocation voire, de la régulation. En Allemagne, le Bund Naturschutz in Bayern a constitué un fond de dédommagement qui lui permet d'indemniser rapidement les victimes de préjudices causés par les castors. En Europe de l'ouest et du centre le sol est utilisé intensivement et très largement cultivé. Mais le taux de réclamation reste faible.

Le retour remarquable du castor semble révélateur de l'évolution de notre rapport aux animaux de grande taille. Comme toutes les réintroductions (ou  les introductions d'ailleurs), celle du castor a offert à ceux qui la réalisaient le développement un projet collectif avec ses proximités et ses tensions, l'occasion d'une relation privilégiée à l'animal, l'opportunité de le toucher sans mauvaise conscience, le plaisir de l'observer étroitement. Elles ont aussi marqué une intervention sur l'espace et une rupture temporelle forte, celle d'un événement pour toute la communauté des vivants : la diversité des objectifs et des intérêts des groupes humains peuvent se recouper ou se heurter de manière plus ou moins virulente, les animaux déplacés contre leur gré, avec des risques difficiles à neutraliser, et tout l'écosystème où ils sont introduits.

Une clé de voûte

Ce retour trouve aussi sa pleine motivation écologique même si, comme Blanchet, on peut se dire que cette initiative n'a pas vraiment besoin d'une justification en uniforme « scientifique, économique, social, pédagogique ou culturel », et si on a toutes les raisons de se méfier de l'argument utilitaire difficilement séparable du paradigme économique. Il reste que le castor, espèce-clé de voûte, en ouvrant les paysages, en dégageant les obstacles à la lumière et en restaurant les zones humides, entraîne l'enrichissement et la diversification de la végétation, le retour de certains insectes et, partant, des batraciens, offre aux oiseaux (martins-pêcheurs, cigognes, hérons) de nouveaux espaces de nidification et d'alimentation bref, provoque une explosion de la biodiversité et améliore la stabilité de l'écosystème. De plus, en cas de forte pluie, les barrages, régulent le régime des eaux par une retenue en amont. Ces mêmes barrages font lagunage, ils assurent une filtration des polluants et des effluents agricoles qui en fait de vraies petites stations d'épuration. Leur effet tampon favorise l'infiltration vers les nappes phréatiques. Sur les berges, le recépage multiplie les tiges fines et souples ce qui freine la vitesse de l'eau, diminue la force d'arrachement du courant et favorise le dépôt des limons près des berges. Ils offrent des plans d'eau appropriés au développement de  certains poissons et retiennent les sédiments qui en feront de riches pâturages, après le départ des castors et l'assèchement du site. Un rapport établi en Hesse sur la présence du castor durant 25 ans dans un bassin versant de 250km carrés a dégagé un bénéfice de 15 millions d'euros.

La plus grande partie des animaux existent très largement dans la variation et non dans le seul ordre des catégories. Ces transformations ne tiennent pas uniquement aux relations dialectiques qu'ils entretiennent ou non avec les hommes. Comme des acteurs au sens plein du terme, ils sont porteurs de manières d'être qui s'ébauchent en permanence, faibles ou intenses ; leurs modes d'existence sont autant de chantiers sans architecte, de trajets profondément erratiques. C'est dans ces termes qu'ils nous donnent à penser aujourd'hui.

Lucienne Strivay
Février 2011

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Lucienne Strivay est anthropologue, docteur en Philosophie et Lettres. Elle consacre ses recherches aux espaces et aux êtres des limites, des interstices et aux relations humains - non humains. Elle est l'auteur d'Enfants sauvages, Approches anthropologiques et de l'introduction à la première traduction française du Castor américain et ses ouvrages, de L. H. Morgan.


 

 3 En 2006 Agnès Lejeune et Abder Rarrbo ont réalisé pour la rtbf, un film de 52' sur cette polémique, intitulé « Le castor vous salue bien ».
 
Bibliographie
Belaney (Archibald)/Grey Owl, Un homme et des bêtes (1932), Paris, Ed. Souffles, 2010.
Blanchet (Maurice), Le castor et son royaume (Le Roman de Bièvre), Le castor du Rhône chez lui et la réintro­duction en Suisse d'une espèce disparue, Bâle, Ligue suisse pour la protection de la nature, 1977.
Guédon (Marie-Françoise), Le rêve et la forêt. His­toires de chamanes nabesna, Presses de l'Université Laval, Québec, 2005.
Kropotkine (Pierre), L'entraide. Un facteur de l'évo­lution [1906], Louise Guieysse-Bréal, Montréal, Editions Écosociété, 2001.
Lévi-Strauss (Claude), Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1993.
Morgan (Lewis Henry), Le castor américain et ses ouvrages, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par F. E. Illouz,  Introduction de Lucienne Strivay, Paris, Dijon, Bruxelles, Les Presses du réel, 2010.
 

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