Le médicament, la fourrure et le bâti. Le castor et ses modes d'existence

Les petits frères qui parlent

Quelques échos de la position du castor chez les différents groupes amérindiens du nord sont parvenus en Europe avec les premiers témoignages sur le pays avant de nous être détaillés par les ethnologues et les personnes avec qui ils travaillent. Cette relation particulière mériterait à elle seule de longs développements circonstanciés dont ce n'est pas le lieu. Qu'il suffise de rappeler à quel point les constructions des castors, leur « bucheronnage », leur vie commune, leur manière de se gratter mutuellement le dos et leurs petits cris (si analogues à ceux d'un enfant) font assimiler leur communauté à un peuple. Les Amérindiens, dit-on, les appellent souvent « les petits frères qui parlent ». Après que certaines de leurs femmes aient allaité un castorin, ils l'adoptent volontiers comme animal de compagnie. Les mythes en font un voleur de feu qui vient l'offrir à tous. Ou bien, en Alaska, il est aussi appelé « l'animal », comme l'ours, et il occupe comme lui une position importante. « Les castors sont réputés pour leurs manières presque humaines : ils se marient, élèvent leurs familles dans des cabanes qu'ils construisent avec leurs pattes qui sont presque des mains, gardent avec eux leurs enfants de l'année précédente, communiquent les uns avec les autres de la voix et du geste, et travaillent de concert pour élever leurs barrages. Ils font aussi des réserves de nourriture pour l'hiver » (Guédon, 2005 : 222).

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Le castor, c'est aussi ce personnage qui a amené le premier canot aux hommes et qui, au temps où les animaux étaient des gens, au temps où le monde était habité par des animaux géants et anthropophages, les transforma en animaux ordinaires de sorte que la terre devint un endroit habitable pour les humains. Ce castor originel, le Voyageur, est le prototype de l'homme de pouvoir, du thérapeute, de l'humain qui chamanise, de celui ou celle qui, par son savoir-faire rencontre concrètement un non-humain dans des buts extrêmement variés.

Un peu partout, avec des modulations contrastées et disparates, le castor aide à penser l'humain et, jusqu'à une période très récente.

Une intelligence libre

Lewis Henry Morgan (1818-1881), connu comme père fondateur de l'anthropologie américaine, se passionne simultanément, on le sait trop peu, pour la diversité des liens entre les gens et pour l'ingéniosité des bêtes. L'anthropologie existait à peine comme discipline à l'époque où Morgan allait donner une des meilleures descriptions de la société et de la culture des Iroquois, League of the Ho-dé-no-sau-nee, or Iroquois, en 1851, avant de jeter les bases de l'étude comparative des structures de la parenté, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, en 1871. Comment, entre ces deux œuvres, a-t-il pu se passionner autant pour ce grand rongeur emblé­matique de l'Amérique du nord et lui consacrer une mono­graphie encore estimée aujourd'hui ? Le castor américain et ses ouvrages (1868), récemment traduit en français (2010).

Les ouvrages du castor entrouvrent à Morgan une fenêtre sur le fonctionnement de l'intelligence des bêtes. Il n'a cessé de déconstruire le concept d'instinct dont l'usage abusif aveugle ceux qui y recourent. Il lui paraît « laisser inexpliqués, certains phénomènes mentaux présents aussi bien chez l'homme que chez les animaux inférieurs, tant qu'il se limite à ces proces­sus échappant à la conscience. En choisissant un terme non fondé pour définir les phénomènes mentaux manifestés par les êtres non doués de parole, on élude la véritable question ». Grâce à ses observations directes et aux entretiens qu'il a menés avec les trappeurs et les Ojibwa, il rectifie bon nombre d'erreurs. Les castors s'organisent en unités familiales non en nation. Il a constaté que des barrages relativement importants émergent parfois en plusieurs années à partir de modestes amorces. Il en va de même pour la forme incurvée qu'on leur remarque, plus ou moins marquée selon les lieux. Elle n'est pas le résultat d'un calcul mais sans doute celui du débit de l'eau. Il notera également chez les castors l'existence de plusieurs types d'habitation qu'il percevra comme une séquence évolutive témoignant dans le chef des animaux de l'accumulation de connaissances et de progrès sensibles ; ils seraient ainsi passés du terrier à la hutte2, hutte de berge ou insulaire. Dans tous les cas, il lui apparaît que le castor fait preuve d'une « intelligence libre » capable d'« adapter ses ouvrages artificiels aux conditions particulières qu'il rencontre ». Il résout les problèmes auxquels il se heurte de manière empirique et, pour Morgan, c'est le ressort le plus déterminant du progrès de l'esprit et de la société.  

Lorsque Morgan rencontre ses premiers castors dans une région encore peu troublée par l'arrivée blanche et où il arrive porteur d'un projet industriel, il comprend vite que leurs aménagements séculaires vont disparaître et que leur population est menacée. Il amorce en quelque sorte la croisade que lancera Grey Owl(1888-1938) au Canada à la fin des années 1920, au moment où il est urgent de transformer les pires inquiétudes en réelle politique de protection. Dans le nord de l'Amérique, la recherche des peaux de castor a constitué un facteur majeur de pénétration vers l'ouest et la forêt boréale grâce aux expéditions et aux comptoirs financés par les différentes compagnies de commerce des fourrures. La peau de castor y constituait l'unité monétaire de base. La seule compagnie de la Baie d'Hudson a vendu quasi trois millions de peaux de castor entre 1853 et 1877. Aussi au début du 20e siècle l'animal se trouvait-il presque exterminé. Il partageait ainsi bien malgré lui le sort de ses cousins européens, victimes avant lui de l'industrie du feutre. Mais à cette époque, un autre rongeur découvert en Amérique du sud, dont la peau était bien moins coûteuse et d'aussi belle qualité, avait pris le relais : le ragondin, qui allait entraîner les hommes dans bien d'autres aventures...



 
 
2Morgan ne manque pas de signaler que les Ojibwa utilisent le même terme pour désigner la hutte des castors et leur propre maison d'écorce (p. 164).

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