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Le médicament, la fourrure et le bâti. Le castor et ses modes d'existence

19 February 2011
Le médicament, la fourrure et le bâti. Le castor et ses modes d'existence

Le castor fait partie de ces animaux travailleurs, réservés et modestes que les hommes ont depuis très longtemps convoités. Cependant, les traces écrites, gravées ou filmées de ces interactions nous en présentent des portraits singulièrement différenciés. Ils révèlent la nature située des intérêts humains qui s'en saisissent en s'aveuglant quelquefois sur les aspects pourtant spectaculaires qui fascineront un autre temps. Certains de ces intérêts courent néanmoins avec constance sous les saillances contextuelles comme c'est le cas de l'appropriation de la fourrure et de la viande.

Le remède

De l'antiquité à la conquête américaine, castor fiber sera systématiquement associé à la recherche de la sécrétion huileuse odorante produite par les glandes situées à la base de sa queue : le castoreum, précieux surtout dans la pharmacopée en raison de sa forte teneur en acide acétyl salicylique, mais aussi dans la parfumerie comme le musc. Cette  huile nécessaire à lisser sa fourrure comme à marquer son territoire servait à l'homme notamment pour expulser les poisons, soigner l'épilepsie, faire venir les règles, favoriser les ­accouchements... On ne trouve donc pas d'allusion à ses habitudes de bâtisseur. Il est vrai que les premières informations sur les lieux d'où provient la substance recherchée ne relèvent pas de l'observation directe.

Scott & Bowne's Palatable Castor Oil

En Europe de l'ouest, on avait constitué depuis les mérovingiens un corps d'officiers royaux chargés de le chasser aussi pour sa fourrure et sa viande : les bevarii, les piégeurs de bièvres. Néanmoins, pour les auteurs qui alors, ont pu le côtoyer – sa longue présence est largement attestée par la toponymie, l'hydronymie et la patronymie (Bièvre, Bever, Beuvron, Berwinne, Berneau, Beuvranne, Biesme, Vèbre, Beverley et autres Biberonne) –, durant la période médiévale et au-delà, c'est toujours le castoreum qui le caractérise au point de modifier son nom vernaculaire (12e). Ce nom témoignerait d'ailleurs, selon une étymologie fantaisiste, d'un malentendu anatomique appelé à lui conférer une dimension édifiante. En effet, on a longtemps confondu glandes à castoreum et testicules. On pensait que le castor poursuivi par les chasseurs renonçait à ses attributs, se châtrait lui-même avec les dents et sauvait ainsi l'essentiel : sa vie. Dans les Bestiaires, ce geste extirpant la luxure allait en faire un modèle de chasteté. Il fallait être capable de renoncer aux bonheurs de la vie terrestre pour gagner son salut.

Rondelet castor
Guillaume Rondelet, "Histoire entière des poissons", 1558, vol.2, f.177, photo B. N., Paris

Si l'on excepte le témoignage d'Olaus Magnus (1555) qui note dans les pays du nord sa propension à couper les arbres pour les ramener à son gîte, on ne semblait guère avoir remarqué ses qualités d'ingénieur hydraulicien. Jusqu'à la découverte de castor canadensis en terres nord-américaines, on ne parle pas de ses constructions, mais on le connaît pour sa chair  – les moines et leurs ouailles étaient autorisés à en consommer pendant le carême car sa vie essentiellement aquatique déterminait son appartenance à la classe des poissons. 

L'entrée en politique

Cependant, les précisions réunies à propos de ses mœurs n'ont jamais altéré les qualités sociales et morales qu'on lui prête. À partir des témoignages des voyageurs et des missionnaires aux Amériques, ces valeurs ne disparaissent pas, elles se transforment et s'étendent (quoique plus discrètement) au castor européen.

Les  jésuites L. Nicolas (1675), P.-F. X. de Charlevoix (1744),  le Baron de Lahontan (1705) puis l'Abbé Prévost et son Histoire générale des voyages (1759) vont décrire l'animal d'une manière de plus en plus précise en termes de mesures, mais également de détails anatomiques ou éthologiques. Sa patte apparaît semblable « à la main d'un homme et il s'en sert pour manger à la façon d'un singe. Ils vont enlever de dessus la terre avec leurs dents et avec leurs pattes des grands gazons pour les porter à leur écluze pour en boucher les trous(...). »

Peu à peu, il entre dans une autre histoire. Son statut se modifie, il entre en politique après être entré en religion. Ses interventions sur le paysage nourrissent une réflexion sur les puissances de l'action collective. Ainsi, dans l'Histoire naturelle de Buffon, le castor occupe une place tout-à-fait singulière. Toutes les espèces animales auraient en effet dégénéré en dessous de l'état de nature pendant que l'homme seul s'élevait au-dessus. Le naturaliste attribue cette détérioration à deux causes distinctes : la soumission à l'homme ou la crainte et la fuite face à lui. Tous, sauf le castor ! « Les castors sont peut-être le seul exemple qui subsiste comme un ancien monument de cette espèce d'intelligence des brutes, qui quoique infiniment inférieure par son principe à celle de l'homme, suppose cependant des projets communs et des vues relatives ; projets qui ayant pour base la société, et pour objet une digue à construire, une bourgade à élever, une espèce de république à fonder, supposent aussi une manière quelconque de s'entendre et d'agir de concert » (Buffon II [1749] : 647).

Buffon lie le plein épanouissement de ces capacités à l'existence dans un pays libre, parfaitement tranquille. Il décrit le castor, ni doué pour servir, ni vraiment apte à commander. Improbable assemblage d'animal terrestre et de bête aquatique, comme la chauve-souris entre les quadrupèdes et les oiseaux. Et pourtant irrépressiblement modèle « Quelque nombreuse que soit cette société, la paix s'y maintient sans altération ; le travail commun a resserré leur union ; les commodités qu'ils se sont procurées, l'abondance des vivres qu'ils amassent et consomment ensemble, servent à l'entretenir ; des appétits modérés, des goûts simples, de l'aversion pour la chair et le sang, leur ôtent jusqu'à l'idée de rapine ou de guerre ; ils jouissent de tous les biens que l'homme ne fait que désirer » (Buffon II [1749] : 652-53).

C-016758
Détail par Nicolas Guérard (Carte murale des deux Amériques de Nicolas de Fer, 1698.
Collection nationale des cartes et plans, ANC, MC 26825)

Chateaubriand évoque leurs cités comme « les palais de la Venise de la solitude », exemplaires de prévoyance calculée, de propreté, de réfections collectivement délibérées. Modèle de vie sociale et des bienfaits qu'elle peut procurer aux communautés tant humaines qu'animales, Castor va durablement conserver cette aura dont on modèrera pourtant peu à peu les caractères républicains sans en émousser la force politique1. En effet, 150 ans plus tard, on ne s'étonnera pas de le retrouver dans le texte de Pierre Kropotkine sur les vertus de l'entraide. « Quant aux castors, qui sont doués, comme chacun sait, d'un caractère tout à fait sympathique, leurs digues étonnantes et leurs villages dans lesquels des générations vivent et meurent sans connaître d'autres ennemis que la loutre et l'homme, montrent admirablement ce que l'entraide peut accomplir pour la sécurité de l'espèce, le développement d'habitudes sociales et l'évolution de l'intelligence ; aussi les castors sont-ils familiers à tous ceux qui s'intéressent à la vie animale. Je veux seulement faire remarquer que chez les castors, les rats musqués et chez quelques autres rongeurs nous trouvons déjà ce qui sera aussi le trait distinctif des communautés humaines : le travail en commun » (Kropotkine, 2001 [1906] :85).



1 Selon le narrateur, la cosmologie dominante et l'époque, les castors feront preuve de différentes idées de police et de gouvernement : ils auront un chef, un intendant, des sentinelles, seront esclavagistes ou vivront en république, ou formeront simplement un peuple ou une tribu.

Les petits frères qui parlent

Quelques échos de la position du castor chez les différents groupes amérindiens du nord sont parvenus en Europe avec les premiers témoignages sur le pays avant de nous être détaillés par les ethnologues et les personnes avec qui ils travaillent. Cette relation particulière mériterait à elle seule de longs développements circonstanciés dont ce n'est pas le lieu. Qu'il suffise de rappeler à quel point les constructions des castors, leur « bucheronnage », leur vie commune, leur manière de se gratter mutuellement le dos et leurs petits cris (si analogues à ceux d'un enfant) font assimiler leur communauté à un peuple. Les Amérindiens, dit-on, les appellent souvent « les petits frères qui parlent ». Après que certaines de leurs femmes aient allaité un castorin, ils l'adoptent volontiers comme animal de compagnie. Les mythes en font un voleur de feu qui vient l'offrir à tous. Ou bien, en Alaska, il est aussi appelé « l'animal », comme l'ours, et il occupe comme lui une position importante. « Les castors sont réputés pour leurs manières presque humaines : ils se marient, élèvent leurs familles dans des cabanes qu'ils construisent avec leurs pattes qui sont presque des mains, gardent avec eux leurs enfants de l'année précédente, communiquent les uns avec les autres de la voix et du geste, et travaillent de concert pour élever leurs barrages. Ils font aussi des réserves de nourriture pour l'hiver » (Guédon, 2005 : 222).

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Le castor, c'est aussi ce personnage qui a amené le premier canot aux hommes et qui, au temps où les animaux étaient des gens, au temps où le monde était habité par des animaux géants et anthropophages, les transforma en animaux ordinaires de sorte que la terre devint un endroit habitable pour les humains. Ce castor originel, le Voyageur, est le prototype de l'homme de pouvoir, du thérapeute, de l'humain qui chamanise, de celui ou celle qui, par son savoir-faire rencontre concrètement un non-humain dans des buts extrêmement variés.

Un peu partout, avec des modulations contrastées et disparates, le castor aide à penser l'humain et, jusqu'à une période très récente.

Une intelligence libre

Lewis Henry Morgan (1818-1881), connu comme père fondateur de l'anthropologie américaine, se passionne simultanément, on le sait trop peu, pour la diversité des liens entre les gens et pour l'ingéniosité des bêtes. L'anthropologie existait à peine comme discipline à l'époque où Morgan allait donner une des meilleures descriptions de la société et de la culture des Iroquois, League of the Ho-dé-no-sau-nee, or Iroquois, en 1851, avant de jeter les bases de l'étude comparative des structures de la parenté, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, en 1871. Comment, entre ces deux œuvres, a-t-il pu se passionner autant pour ce grand rongeur emblé­matique de l'Amérique du nord et lui consacrer une mono­graphie encore estimée aujourd'hui ? Le castor américain et ses ouvrages (1868), récemment traduit en français (2010).

Les ouvrages du castor entrouvrent à Morgan une fenêtre sur le fonctionnement de l'intelligence des bêtes. Il n'a cessé de déconstruire le concept d'instinct dont l'usage abusif aveugle ceux qui y recourent. Il lui paraît « laisser inexpliqués, certains phénomènes mentaux présents aussi bien chez l'homme que chez les animaux inférieurs, tant qu'il se limite à ces proces­sus échappant à la conscience. En choisissant un terme non fondé pour définir les phénomènes mentaux manifestés par les êtres non doués de parole, on élude la véritable question ». Grâce à ses observations directes et aux entretiens qu'il a menés avec les trappeurs et les Ojibwa, il rectifie bon nombre d'erreurs. Les castors s'organisent en unités familiales non en nation. Il a constaté que des barrages relativement importants émergent parfois en plusieurs années à partir de modestes amorces. Il en va de même pour la forme incurvée qu'on leur remarque, plus ou moins marquée selon les lieux. Elle n'est pas le résultat d'un calcul mais sans doute celui du débit de l'eau. Il notera également chez les castors l'existence de plusieurs types d'habitation qu'il percevra comme une séquence évolutive témoignant dans le chef des animaux de l'accumulation de connaissances et de progrès sensibles ; ils seraient ainsi passés du terrier à la hutte2, hutte de berge ou insulaire. Dans tous les cas, il lui apparaît que le castor fait preuve d'une « intelligence libre » capable d'« adapter ses ouvrages artificiels aux conditions particulières qu'il rencontre ». Il résout les problèmes auxquels il se heurte de manière empirique et, pour Morgan, c'est le ressort le plus déterminant du progrès de l'esprit et de la société.  

Lorsque Morgan rencontre ses premiers castors dans une région encore peu troublée par l'arrivée blanche et où il arrive porteur d'un projet industriel, il comprend vite que leurs aménagements séculaires vont disparaître et que leur population est menacée. Il amorce en quelque sorte la croisade que lancera Grey Owl(1888-1938) au Canada à la fin des années 1920, au moment où il est urgent de transformer les pires inquiétudes en réelle politique de protection. Dans le nord de l'Amérique, la recherche des peaux de castor a constitué un facteur majeur de pénétration vers l'ouest et la forêt boréale grâce aux expéditions et aux comptoirs financés par les différentes compagnies de commerce des fourrures. La peau de castor y constituait l'unité monétaire de base. La seule compagnie de la Baie d'Hudson a vendu quasi trois millions de peaux de castor entre 1853 et 1877. Aussi au début du 20e siècle l'animal se trouvait-il presque exterminé. Il partageait ainsi bien malgré lui le sort de ses cousins européens, victimes avant lui de l'industrie du feutre. Mais à cette époque, un autre rongeur découvert en Amérique du sud, dont la peau était bien moins coûteuse et d'aussi belle qualité, avait pris le relais : le ragondin, qui allait entraîner les hommes dans bien d'autres aventures...



 
 
2Morgan ne manque pas de signaler que les Ojibwa utilisent le même terme pour désigner la hutte des castors et leur propre maison d'écorce (p. 164).

Castor : le retour

Aujourd'hui, en Europe, comme l'a fait Morgan, on loue ses qualités de bon père de famille monogame et travailleur. En bipède redressé appuyé sur la queue, il peut transporter ses petits devenus un peu lourds dans les bras, comme il le fait des branches, de la boue et des pierres dont il calfate ses murs. La paroi intérieure de la digue, sous l'eau, sera lissée en soulevant avec les palmes des pattes arrière un gros nuage de boue que le courant plaquera uniformément sur la paroi. On reste impressionné par sa persévérance à entretenir et réparer des ouvrages saisissants tant par leur taille que par leur solidité. Le plus grand barrage, récemment découvert par Google Earth au Canada (Parc national Wood Buffalo en Alberta, 5 mai 2010), s'étend sur 850m ; et les castors qui, au fil des générations veillent à sa bonne conservation, sont occupés à l'agrandir encore de part et d'autre. On estime qu'il pourrait atteindre 950m dans les dix ans.

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©  Wood Buffalo National Park, AB, Canada

Quant à la résistance des constructions, on sait qu'il a fallu à une municipalité du sud de la France sept charges successives  de dynamite pour ouvrir une simple brèche (réparée quelques jours plus tard) dans un barrage modeste responsable d'inondation des cultures. Ces barrages maintiennent une masse d'eau à un niveau suffisant pour garantir aux castors un mouvement aisé et le transport sans difficulté des branches qu'ils déplacent pour leur hutte, la consolidation du barrage ou leur magasin à provisions pour l'hiver. Lorsque la profondeur du cours d'eau suffit à ces fonctions, ils se contentent de terrier et/ou de huttes.

Alors qu'à la moitié du 19e siècle, ils avaient été anéantis presque partout en Europe, si l'on excepte quelques poches de populations qui s'étaient maintenues dans la vallée du Rhône ou le cours moyen de l'Elbe, ou encore le sud-est de la Norvège, et que plus personne ne paraissait se soucier d'eux, en pleine canalisation industrielle des cours d'eau, les Suédois et les Norvégiens se mirent à les regretter et à faire en sorte de réinstaller des couples prélevés dans les populations résiduelles de Norvège sur leurs rivières et leurs lacs (c. 1930). Les Finlandais, qui estimaient trop lente la vitesse de redéveloppement des animaux chez leurs voisins, firent venir des castors du Canada (à cette époque on croyait encore qu'il s'agissait d'une seule espèce). Par contre, en Allemagne (encore divisée en deux territoires étanches), faute de pouvoir faire appel à des castors de l'Elbe, on opta avec prudence pour des castors suédois – une cinquantaine –. Réintégrés d'abord en Bavière, en dépit des objections des tenants de la théorie écologique convaincus de la disparition de la niche écologique des castors, ils allaient former une population prospère d'un millier d'individus au début des années 90. Entretemps, la Suisse à son tour, en 1956, allait ramener le castor du Rhône dans ses vallées. La France le protégea et le redéveloppa à partir des populations rhodaniennes, entre (1952 ?) 1959 et 1989 sur tous les grands bassins hydrographiques, essentiellement dans des opérations animées par des associations de protection de la nature. Les Pays-Bas devaient à leur tour rejoindre le mouvement dans les années 80. En dépit des demandes formulées par les naturalistes (1970) et certaines associations comme les Rangers (1990), la Belgique et le Luxembourg demeuraient hésitants persuadés qu'il suffirait d'attendre pour que le castor repeuple spontanément leur territoire à partir des zones de recolonisation germaniques. Si le Luxembourg attend encore et voit sans inquiétude deux cas de réimplantation spontanée sur la Clerve et sur la Sûre (8 individus aujourd'hui), les castors ont rapidement regagné tout le cœur de la Wallonie à partir des années 90. Un procès à rebondissements a mis en cause une opération de réintroduction illégale de castors originaires de Bavière (où la translocation d'animaux responsables, dans un endroit plus approprié, de dégâts difficilement supportables, constitue une pratique assez courante)3. À l'heure actuelle, un peu partout en Europe, le castor se porte bien. Contrairement à certaines prédictions, même si de nombreux cours d'eau sont fortement dégradés et quelquefois pollués de manière catastrophique, le castor s'en donne à cœur joie. Tout se passe comme s'il devenait l'animal type de notre nouvelle préoccupation de la nature.

Un retour sans ombrage ?

Il fait partie des animaux juridiquement protégés, totalement dans les zones de réintroduction, partiellement dans certaines régions où sa chasse est autorisée dans certaines limites et certaines époques comme en Biélorussie, en Estonie, en Finlande, en Lituanie, en Norvège, en Pologne et en Suède. Cependant, même dans ces pays, ses populations sont encore en expansion. Il n'est pas possible qu'il n'intervienne pas sur les activités humaines mais, contrairement au rat musqué et au ragondin, il bénéficie de sa bonne image aussi ses réintroductions ont-elles été, globalement, une réussite.

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Les castors peuvent occasionner localement des dégâts aux cultures et aux plantations ligneuses, des obstructions de canaux ou de chemins carrossables, des effondrements de berges. Nombre de ces déprédations peuvent être prévenues en équipant les arbres de manchons résistants par exemple, en bordant de clôtures grillagées les tronçons de rives sensibles, en installant des écoulements silencieux sur certains barrages.  En Suisse, les mesures de protection des biens prévoient de la répulsion, de la capture et de la translocation voire, de la régulation. En Allemagne, le Bund Naturschutz in Bayern a constitué un fond de dédommagement qui lui permet d'indemniser rapidement les victimes de préjudices causés par les castors. En Europe de l'ouest et du centre le sol est utilisé intensivement et très largement cultivé. Mais le taux de réclamation reste faible.

Le retour remarquable du castor semble révélateur de l'évolution de notre rapport aux animaux de grande taille. Comme toutes les réintroductions (ou  les introductions d'ailleurs), celle du castor a offert à ceux qui la réalisaient le développement un projet collectif avec ses proximités et ses tensions, l'occasion d'une relation privilégiée à l'animal, l'opportunité de le toucher sans mauvaise conscience, le plaisir de l'observer étroitement. Elles ont aussi marqué une intervention sur l'espace et une rupture temporelle forte, celle d'un événement pour toute la communauté des vivants : la diversité des objectifs et des intérêts des groupes humains peuvent se recouper ou se heurter de manière plus ou moins virulente, les animaux déplacés contre leur gré, avec des risques difficiles à neutraliser, et tout l'écosystème où ils sont introduits.

Une clé de voûte

Ce retour trouve aussi sa pleine motivation écologique même si, comme Blanchet, on peut se dire que cette initiative n'a pas vraiment besoin d'une justification en uniforme « scientifique, économique, social, pédagogique ou culturel », et si on a toutes les raisons de se méfier de l'argument utilitaire difficilement séparable du paradigme économique. Il reste que le castor, espèce-clé de voûte, en ouvrant les paysages, en dégageant les obstacles à la lumière et en restaurant les zones humides, entraîne l'enrichissement et la diversification de la végétation, le retour de certains insectes et, partant, des batraciens, offre aux oiseaux (martins-pêcheurs, cigognes, hérons) de nouveaux espaces de nidification et d'alimentation bref, provoque une explosion de la biodiversité et améliore la stabilité de l'écosystème. De plus, en cas de forte pluie, les barrages, régulent le régime des eaux par une retenue en amont. Ces mêmes barrages font lagunage, ils assurent une filtration des polluants et des effluents agricoles qui en fait de vraies petites stations d'épuration. Leur effet tampon favorise l'infiltration vers les nappes phréatiques. Sur les berges, le recépage multiplie les tiges fines et souples ce qui freine la vitesse de l'eau, diminue la force d'arrachement du courant et favorise le dépôt des limons près des berges. Ils offrent des plans d'eau appropriés au développement de  certains poissons et retiennent les sédiments qui en feront de riches pâturages, après le départ des castors et l'assèchement du site. Un rapport établi en Hesse sur la présence du castor durant 25 ans dans un bassin versant de 250km carrés a dégagé un bénéfice de 15 millions d'euros.

La plus grande partie des animaux existent très largement dans la variation et non dans le seul ordre des catégories. Ces transformations ne tiennent pas uniquement aux relations dialectiques qu'ils entretiennent ou non avec les hommes. Comme des acteurs au sens plein du terme, ils sont porteurs de manières d'être qui s'ébauchent en permanence, faibles ou intenses ; leurs modes d'existence sont autant de chantiers sans architecte, de trajets profondément erratiques. C'est dans ces termes qu'ils nous donnent à penser aujourd'hui.

Lucienne Strivay
Février 2011

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Lucienne Strivay est anthropologue, docteur en Philosophie et Lettres. Elle consacre ses recherches aux espaces et aux êtres des limites, des interstices et aux relations humains - non humains. Elle est l'auteur d'Enfants sauvages, Approches anthropologiques et de l'introduction à la première traduction française du Castor américain et ses ouvrages, de L. H. Morgan.


 

 3 En 2006 Agnès Lejeune et Abder Rarrbo ont réalisé pour la rtbf, un film de 52' sur cette polémique, intitulé « Le castor vous salue bien ».
 
Bibliographie
Belaney (Archibald)/Grey Owl, Un homme et des bêtes (1932), Paris, Ed. Souffles, 2010.
Blanchet (Maurice), Le castor et son royaume (Le Roman de Bièvre), Le castor du Rhône chez lui et la réintro­duction en Suisse d'une espèce disparue, Bâle, Ligue suisse pour la protection de la nature, 1977.
Guédon (Marie-Françoise), Le rêve et la forêt. His­toires de chamanes nabesna, Presses de l'Université Laval, Québec, 2005.
Kropotkine (Pierre), L'entraide. Un facteur de l'évo­lution [1906], Louise Guieysse-Bréal, Montréal, Editions Écosociété, 2001.
Lévi-Strauss (Claude), Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1993.
Morgan (Lewis Henry), Le castor américain et ses ouvrages, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par F. E. Illouz,  Introduction de Lucienne Strivay, Paris, Dijon, Bruxelles, Les Presses du réel, 2010.
 


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