Le médicament, la fourrure et le bâti. Le castor et ses modes d'existence

Le castor fait partie de ces animaux travailleurs, réservés et modestes que les hommes ont depuis très longtemps convoités. Cependant, les traces écrites, gravées ou filmées de ces interactions nous en présentent des portraits singulièrement différenciés. Ils révèlent la nature située des intérêts humains qui s'en saisissent en s'aveuglant quelquefois sur les aspects pourtant spectaculaires qui fascineront un autre temps. Certains de ces intérêts courent néanmoins avec constance sous les saillances contextuelles comme c'est le cas de l'appropriation de la fourrure et de la viande.

Le remède

De l'antiquité à la conquête américaine, castor fiber sera systématiquement associé à la recherche de la sécrétion huileuse odorante produite par les glandes situées à la base de sa queue : le castoreum, précieux surtout dans la pharmacopée en raison de sa forte teneur en acide acétyl salicylique, mais aussi dans la parfumerie comme le musc. Cette  huile nécessaire à lisser sa fourrure comme à marquer son territoire servait à l'homme notamment pour expulser les poisons, soigner l'épilepsie, faire venir les règles, favoriser les ­accouchements... On ne trouve donc pas d'allusion à ses habitudes de bâtisseur. Il est vrai que les premières informations sur les lieux d'où provient la substance recherchée ne relèvent pas de l'observation directe.

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En Europe de l'ouest, on avait constitué depuis les mérovingiens un corps d'officiers royaux chargés de le chasser aussi pour sa fourrure et sa viande : les bevarii, les piégeurs de bièvres. Néanmoins, pour les auteurs qui alors, ont pu le côtoyer – sa longue présence est largement attestée par la toponymie, l'hydronymie et la patronymie (Bièvre, Bever, Beuvron, Berwinne, Berneau, Beuvranne, Biesme, Vèbre, Beverley et autres Biberonne) –, durant la période médiévale et au-delà, c'est toujours le castoreum qui le caractérise au point de modifier son nom vernaculaire (12e). Ce nom témoignerait d'ailleurs, selon une étymologie fantaisiste, d'un malentendu anatomique appelé à lui conférer une dimension édifiante. En effet, on a longtemps confondu glandes à castoreum et testicules. On pensait que le castor poursuivi par les chasseurs renonçait à ses attributs, se châtrait lui-même avec les dents et sauvait ainsi l'essentiel : sa vie. Dans les Bestiaires, ce geste extirpant la luxure allait en faire un modèle de chasteté. Il fallait être capable de renoncer aux bonheurs de la vie terrestre pour gagner son salut.

Rondelet castor
Guillaume Rondelet, "Histoire entière des poissons", 1558, vol.2, f.177, photo B. N., Paris

Si l'on excepte le témoignage d'Olaus Magnus (1555) qui note dans les pays du nord sa propension à couper les arbres pour les ramener à son gîte, on ne semblait guère avoir remarqué ses qualités d'ingénieur hydraulicien. Jusqu'à la découverte de castor canadensis en terres nord-américaines, on ne parle pas de ses constructions, mais on le connaît pour sa chair  – les moines et leurs ouailles étaient autorisés à en consommer pendant le carême car sa vie essentiellement aquatique déterminait son appartenance à la classe des poissons. 

L'entrée en politique

Cependant, les précisions réunies à propos de ses mœurs n'ont jamais altéré les qualités sociales et morales qu'on lui prête. À partir des témoignages des voyageurs et des missionnaires aux Amériques, ces valeurs ne disparaissent pas, elles se transforment et s'étendent (quoique plus discrètement) au castor européen.

Les  jésuites L. Nicolas (1675), P.-F. X. de Charlevoix (1744),  le Baron de Lahontan (1705) puis l'Abbé Prévost et son Histoire générale des voyages (1759) vont décrire l'animal d'une manière de plus en plus précise en termes de mesures, mais également de détails anatomiques ou éthologiques. Sa patte apparaît semblable « à la main d'un homme et il s'en sert pour manger à la façon d'un singe. Ils vont enlever de dessus la terre avec leurs dents et avec leurs pattes des grands gazons pour les porter à leur écluze pour en boucher les trous(...). »

Peu à peu, il entre dans une autre histoire. Son statut se modifie, il entre en politique après être entré en religion. Ses interventions sur le paysage nourrissent une réflexion sur les puissances de l'action collective. Ainsi, dans l'Histoire naturelle de Buffon, le castor occupe une place tout-à-fait singulière. Toutes les espèces animales auraient en effet dégénéré en dessous de l'état de nature pendant que l'homme seul s'élevait au-dessus. Le naturaliste attribue cette détérioration à deux causes distinctes : la soumission à l'homme ou la crainte et la fuite face à lui. Tous, sauf le castor ! « Les castors sont peut-être le seul exemple qui subsiste comme un ancien monument de cette espèce d'intelligence des brutes, qui quoique infiniment inférieure par son principe à celle de l'homme, suppose cependant des projets communs et des vues relatives ; projets qui ayant pour base la société, et pour objet une digue à construire, une bourgade à élever, une espèce de république à fonder, supposent aussi une manière quelconque de s'entendre et d'agir de concert » (Buffon II [1749] : 647).

Buffon lie le plein épanouissement de ces capacités à l'existence dans un pays libre, parfaitement tranquille. Il décrit le castor, ni doué pour servir, ni vraiment apte à commander. Improbable assemblage d'animal terrestre et de bête aquatique, comme la chauve-souris entre les quadrupèdes et les oiseaux. Et pourtant irrépressiblement modèle « Quelque nombreuse que soit cette société, la paix s'y maintient sans altération ; le travail commun a resserré leur union ; les commodités qu'ils se sont procurées, l'abondance des vivres qu'ils amassent et consomment ensemble, servent à l'entretenir ; des appétits modérés, des goûts simples, de l'aversion pour la chair et le sang, leur ôtent jusqu'à l'idée de rapine ou de guerre ; ils jouissent de tous les biens que l'homme ne fait que désirer » (Buffon II [1749] : 652-53).

C-016758
Détail par Nicolas Guérard (Carte murale des deux Amériques de Nicolas de Fer, 1698.
Collection nationale des cartes et plans, ANC, MC 26825)

Chateaubriand évoque leurs cités comme « les palais de la Venise de la solitude », exemplaires de prévoyance calculée, de propreté, de réfections collectivement délibérées. Modèle de vie sociale et des bienfaits qu'elle peut procurer aux communautés tant humaines qu'animales, Castor va durablement conserver cette aura dont on modèrera pourtant peu à peu les caractères républicains sans en émousser la force politique1. En effet, 150 ans plus tard, on ne s'étonnera pas de le retrouver dans le texte de Pierre Kropotkine sur les vertus de l'entraide. « Quant aux castors, qui sont doués, comme chacun sait, d'un caractère tout à fait sympathique, leurs digues étonnantes et leurs villages dans lesquels des générations vivent et meurent sans connaître d'autres ennemis que la loutre et l'homme, montrent admirablement ce que l'entraide peut accomplir pour la sécurité de l'espèce, le développement d'habitudes sociales et l'évolution de l'intelligence ; aussi les castors sont-ils familiers à tous ceux qui s'intéressent à la vie animale. Je veux seulement faire remarquer que chez les castors, les rats musqués et chez quelques autres rongeurs nous trouvons déjà ce qui sera aussi le trait distinctif des communautés humaines : le travail en commun » (Kropotkine, 2001 [1906] :85).



1 Selon le narrateur, la cosmologie dominante et l'époque, les castors feront preuve de différentes idées de police et de gouvernement : ils auront un chef, un intendant, des sentinelles, seront esclavagistes ou vivront en république, ou formeront simplement un peuple ou une tribu.

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