Sirène, dragon et autres noms d'animaux merveilleux
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Les représentations que nous avons de ces animaux sont composites car l'imagination se nourrit toujours de ce qu'elle connaît. Les animaux fabuleux ne sont pas apparus ex nihilo, ils sont toujours créés à partir d'expériences vécues et sont réductibles à des objets connus. Ainsi, une licorne est un cheval avec une corne frontale, comme un narval ; Pégase, un cheval ailé ; un dahu, une sorte de bouquetin avec deux pattes plus courtes que les deux autres ; un dragon, un gros lézard ailé ; Cerbère, un chien à trois têtes ; une sirène, une femme avec une queue de poisson ; etc.

Nos représentations de ces animaux nourrissent le vocabulaire des langues, notamment du français. Ainsi, il arrive que des noms d'animaux imaginaires, grâce à des mécanismes sémantiques divers (extension de sens, métaphore, métonymie, etc.), en viennent à désigner une personne ou un objet possédant certaines de leurs caractéristiques. Par exemple, le mot chimère, employé traditionnellement dans le sens « illusion », dénomme également un objet formé de parties disparates, par analogie au monstre fabuleux, composite et de formes diverses qu'il désigne à l'origine. C'est en ce sens qu'Hugo, dans Notre-Dame de Paris, l'utilise pour décrire la cathédrale : « [...] tout est fondu, combiné, amalgamé dans Notre-Dame. Cette église centrale et génératrice est parmi les vieilles églises de Paris une sorte de chimère; elle a la tête de l'une, les membres de celle-là, la croupe de l'autre; quelque chose de toutes. Nous le répétons, ces constructions hybrides ne sont pas les moins intéressantes [...]1 »  L'adjectif chimérique, formé sur chimère, signifie, par extension du sens « illusion », « rempli et/ou qui se nourrit de purs produits de l'imagination » (Trésor de la langue française informatisé). De licorne dérive l'adjectif vieilli licorné qui signifie « virilisé » en référence à la symbolique sexuelle de l'animal. De la même manière, c'est la représentation d'oiseau fabuleux, immortel, idéal qui permet, entre autres à Montherlant dans Les Lépreuses, de nommer phénix une personne exceptionnelle : « Je ne serai jamais dominée charnellement que par un homme qui m'aura dominée avant, par tout le reste. Le phénix de ces phénix s'étant dérobé, je ne chercherai pas un autre amour.2 » 

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Outre ces mots simples, la langue française comporte également des expressions figées faisant référence à la représentation d'un animal imaginaire. Ainsi, tout un chacun comprend facilement le sens de sirènes de qqch dans ce discours de Charles de Gaulle : « Eh bien ! le fait capital de ces sept dernières années c'est que nous avons résisté aux sirènes de l'abandon et choisi l'indépendance. » (27 avril 1965, allocution radiodiffusée et télévisée prononcée au Palais de l'Elysée). Dans cet exemple, sirène de qqch désigne l'attrait irrésistible pour cette chose, en référence à l'attirance que provoquait le chant des sirènes sur les marins. De la même manière, l'expression dragon de vertu, qui désigne une femme intraitable montrant une vertu farouche, devient tout à fait compréhensible lorsque l'on sait que, dans la mythologie grecque, le dragon est le symbole de la vigilance impitoyable. Ces quelques exemples, qui pourraient être multipliés, montrent que ce sont aussi bien sur des caractéristiques psychiques que physiques que sont construits les sens dérivés des noms d'animaux : leur sens est formé grâce à la représentation symbolique attachée à chaque animal fabuleux.

Cornelis Cort (16e s), Hercule tue le dragon gardien
des pommes d'or du Jardin des Hespérides
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Nous voyons donc que pour comprendre une langue, il faut connaître la culture qu'elle permet d'exprimer et que, inversement, une langue peut donner des indications sur les repères culturels de ses locuteurs. Étudier la langue et la culture est important car connaître l'une, c'est ouvrir une porte vers l'autre. L'intérêt de cette étude combinée est de comprendre aujourd'hui non seulement le fonctionnement des sociétés antiques ou médiévales, où ces animaux imaginaires avaient une importance cruciale, mais aussi nos sociétés humaines actuelles. Comme la langue en témoigne, les animaux fabuleux continueront toujours à nourrir notre imagination et notre culture.

Marie Steffens et Claire Ducarme
Février 2011

 

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Marie Steffens est chercheur FNRS en linguisitique française. Elle travaille actuellement sur la définition de l'opposition de sens et l'actualisation en discours de paires de mots de sens opposés.

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Claire Ducarme est chercheur en linguistique. Elle s'intéresse particulièrement à l'étude lexicologique et lexicographique des Curiositez françoises d'Antoine Oudin (1640).



1 Hugo, Notre-Dame de Paris, Méline, 1836, p. 217
2 Montherlant, Les Lépreuses, Grasset, 1939, p. 42

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