L'animal et l'homme en Préhistoire

D'une manière éclatante, tout l'art paléolithique, dans sa somptuosité, son articulation syntaxique, son rôle manifestement mythologique, est formé presque exclusivement d'animaux. Tirés de leur contexte naturel, soumis aux lois de la pensée, traités comme les interlocuteurs de l'au-delà des apparences, les animaux en peintures grandioses sur les voûtes ou humblement sculptés sur des instruments, écrasent une humanité dissimulée, transfigurée, déguisée, à peine reconnaissable, tant la nature sauvage incarnée par l'animal semble toute-puissante. L'art paléolithique nous fait voir les mythes, jusque là restés oraux, il nous montre le monde fantastique où se trouvait cachée la seule réalité, les forces de la vie, et celles-ci ne sont détenues et racontées que par des formes animales, dont les agencements sont nourris de mystère. Là où l'esprit rencontre la vie sauvage, il lui prête des modalités fonctionnelles compatibles avec ses expériences, logiques et quotidiennes, où se mêlent la pensée, la peur, la recherche et l'audace. Tout cela sous la forme que seul le monde animal peut véhiculer, comme une vision tremblante, agitée entre ce que l'on sait et ce que l'on craint, seul l'animal est porteur de ce doute, car il possède une vie incontrôlée et pourtant analogue à la nôtre. C'est là où l'esprit de la nature se dissimule, agit et s'agite.

OTTE et NOIRET fig 4
Fig. 4. Le basculement le plus radical dans toute l’histoire de l’humanité se trouve exprimé par les rapports nouveaux entre les images d’hommes et d’animaux. Les mises en scènes, devenues schématiques, accordent la priorité à l’évènement qui, seul, y trouve son sens. Une relation intelligible s’établit entre les deux règnes, et l’homme s’y donne la place du vainqueur, bien avant les authentiques victoires sur le monde. Toute révolution de cet ordre est d’abord une affaire de pensée. (Peinture pariétale de la Cueva de Caballos, Espagne, d’après M. Otte, 1993.)

 

OTTE et NOIRET fig 5

L'histoire des techniques, parallèle à celle des mythes, en est pourtant profondément imprégnée. La relation à l'animal qui régit des défilés d'images passe également par des contacts physiques de plus en plus différés, de l'épieu à la sagaie, de la propulsion à la tension de l'arc libérant la flèche avec précision et assurance. Ainsi vaincu à distance par la seule volonté astucieuse du chasseur, l'animal consommé perd progressivement son statut mythique. Le véritable tournant dans la pensée humaine vis-à-vis du monde animal se situe là, au « Mésolithique »  (vers 10.000 ans avant notre ère), lorsqu'il se trouve réduit au rôle d'attributs comme encore dans les mythologies antiques et que, dans un second temps, la domestication s'amorce. L'homme est devenu démiurge ; à l'instar des dieux, il crée des espèces et contrôle leur reproduction. Mais il ne peut oublier sa propre nature sauvage, tourmentant ses rêves jusqu'à l'homme-singe de nos fictions actuelles. À la place des images d'animaux représentés par les chasseurs viendront, dès le Néolithique, des images d'animaux indomptés comme le rapace, le serpent, le félidé, et surtout, l'homme. L'image des divinités prend l'allure de celle de leurs fidèles, précisément au moment où la nature animale des herbivores perd de sa sauvagerie et de sa dangerosité.

Fig. 5. Très lourdement chargée de sens, les statuettes du Néolithique incarnent une tout autre pensée que l’humanité se fait d’elle-même par rapport à une nature asservie. La procréation devient caricaturale, par l’aspect de cette femme obèse et parturiente. Le danger naturel est totalement maîtrisé via la forme féline des accoudoirs du siège où cette reine trône. (D’après J. Mellaart, dans J. Cauvin 1994.)

Entre l'animal domestiqué, consommé sans état d'âme dans un hamburger, et la vie exclusivement humanisée, se glisse le trouble des animaux « apprivoisés » ou dits de « compagnie », que l'on ne consomme pas et qui avivent ce sentiment obscur où se tissent des liens filandreux avec la lointaine sauvagerie qui ne nous lâche jamais. C'est un lion, non un mouton qui frappe les armoiries, les drapeaux, les étendards des régions les plus septentrionales, où jamais un tel félidé n'a vécu en dehors des jardins zoologiques. C'est l'aigle et non le pigeon domestique qui fut emprunté à une nature restée sauvage et noble, afin d'en transférer cette illusion à des nations très fières d'elles-mêmes. C'est l'ours que l'on dresse dans les foires, le compagnon si approprié des gens du voyage qui persistent à assumer nos aspirations au nomadisme des peuples chasseurs. Dans un sombre recoin de notre inconscience, cette liberté nous dérange, cette familiarité à l'animal sauvage attise une jalousie inavouable, véritable ressort d'un ressentiment dont on cherche de futiles prétextes pour le dissimuler. La liberté de la nature incarnée par l'animal sauvage ou par l'humanité nomade ne nous effraie pas, elle nous dérange profondément, parce qu'elle nous fascine et attise notre « nostalgie des origines ».

Marcel Otte et Pierre Noiret
Février  2011

 

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Marcel Otte enseigne la Préhistoire et poursuit ses recherches sur les systèmes de valeurs qui ont uni successivement les civilisations paléolithiques, via l'étude des styles techniques, des croyances religieuses ou des règles sociales.

 

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Pierre Noiret consacre ses recherches aux civilisations préhistoriques européennes et particulièrement celles du Paléolithique supérieur en Europe centrale et orientale. Il cherche à les mettre en rapport avec les civilisations équivalentes d'Europe occidentale, par l'étude de leurs aspects technologiques et chronologiques.


 

Bibliographie
CAUVIN J., 1994, Naissance des divinités, naissance de l'agriculture, Paris, CNRS.
CLARK G., 1977, World Prehistory in New Perspective, 3e éd., Cambridge, Cambridge University Press.
COLLIS J., 1984, The European Iron Age, Londres, B.T. Batsford Ltd.
HERMANN J. & ULLRICH H., 1991, Menschwerdung. Millionen Jahre Menschheitsentwicklung - natur- und geisteswissenschaftliche Ergebnisse, Berlin, Akademie Verlag.
LORBLANCHET M., 1995, Les grottes ornées de la Préhistoire. Nouveaux regards, Paris, Errance.
OTTE M., 1993, Préhistoire des Religions. Données et Méthodes, Préhistoire Européenne, 5, p. 119-134.
OTTE M., 2001, Les origines de la pensée. Archéologie de la conscience, Sprimont, Pierre Mardaga Éditeur, 132 p. (coll. "Psychologie et Sciences humaines", 230).
YAKAR J., 1991, Préhistoric Anatolia, Tel Aviv, Tel Aviv University.
 

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