Le ragondin, un animal sans nature... définitive

Classer les espèces en voie de disparition, les espèces nuisibles, les espèces envahissantes... relève du bon sens logique caractérisant l'être humain. Classer, c'est mettre en ordre un monde en perpétuel mouvement. C'est tenter de comprendre et c'est mettre en action. Et pourtant... le vivant échappe constamment à ce bon sens... Il n'a de cesse que de le remettre en cause, un « même » animal pouvant endosser des identités très différentes. Parce que la gamme des relations que nous construisons avec lui est le fait de rencontres successives, à travers lesquelles tout change, l'humain, l'animal et l'environnement...

Parmi les dossiers qui ont trait à la « question animale », la survie des espèces en voie de disparition apparaît comme une priorité. Priorité ne veut pas dire efficacité, mais il n'empêche que le destin de ces animaux menacés nous touche, nous les étudions et nous les aimons. En revanche, le sort de ceux que l'on qualifie de néfastes semble beaucoup moins préoccupant, hormis pour ceux qui s'en considèrent comme les victimes, les agriculteurs par exemple, qui voient en eux les ennemis de leurs cultures.

Mais récemment, la raison pour laquelle on attribue à certaines espèces une identité de nuisible a pris une nouvelle tournure. Depuis que les biologistes sont attentifs aux déplacements d'espèces lorsque celles-ci prolifèrent, ils les voient comme la cause importante d'une perte de biodiversité. La catégorie des espèces envahissantes est englobante et réunit sans distinction animaux et plantes. Une étiquette qui les place sous le coup d'un jugement sans appel : ils doivent être éradiqués ou, à tout le moins, contrôlés.

Le Ragondin, Myocastor coypu (coypu veut dire « qui nage majestueusement ») a un corps de castor, une queue de rat, des pattes de canard, des moustaches de tigre, il plonge comme une loutre, mange comme un écureuil... (Dr Maurice, 1931). S'agit-il là des raisons pour lesquelles il est difficile à classer, à gérer, ou même à étudier ? Un tel animal ne peut sans doute que réserver des surprises, susciter de l'ambivalence et brouiller les clivages habituels.

Pour démarrer une enquête à son sujet, il est sans doute logique de planter ses propriétés « naturelles » dans son aire d'origine. Rongeur aquatique de grande taille, de 70 centimètres à un mètre, environ six kilos, il a le corps recouvert d'une épaisse fourrure imperméable et vit au sud du Chili et de l'Argentine. On le dit timide et astucieux. Il vit en couple et témoigne de comportements coopératifs. Passe un temps important au toilettage et aux soins des petits. Apprécié pour sa fourrure et pour sa viande, il est couramment chassé.

C'est là le début d'une l'histoire, d'une suite d'aventures non continues, de bifurcations dont le ragondin devient le héros, bien malgré lui.

Une nature « exotique »

Le ragondin a été introduit en Europe, au milieu du 19° siècle par quelques grands voyageurs passionnés d'exotisme. Pour ces membres des sociétés d'acclimatation (les groupements qui ont été à l'origine des sociétés de protection de la nature), les animaux venus d'ailleurs étaient intéressants à des titres divers : pour l'étude d'abord, mais aussi pour la diversification des gibiers chassables, ou encore pour la production de viandes. Et en ce qui concerne le ragondin, ce caractère « exotique » a encore été amplifié par le fait qu'il était régulièrement exposé dans les foires. Il y était désigné comme un animal maléfique, un gros « rat » capable de dévorer les enfants désobéissants.

Pourtant, près de cent ans plus tard, ce qualificatif d'exotique est chargé d'une signification nouvelle, devenu un synonyme de « non indigène » ou même d'« envahissant ». Aujourd'hui, les scientifiques démontrent pourquoi et comment les déplacements d'espèces représentent une menace pour les écosystèmes et ils soulignent que, lorsque celles-ci prolifèrent, elles deviennent la deuxième cause de perte de la biodiversité. Dans le cas du ragondin, il n'est pas explicitement démontré qu'il exerce une concurrence sur des espèces menacées. En revanche, de nombreux gestionnaires indiquent que dans certains espaces naturels, il perturbe les systèmes hydrauliques et est quand même susceptible de convoiter la même nourriture que les animaux protégés.

Une nature « domestique »

La deuxième étape qui marque la présence du ragondin en Europe est clairement celle de l'élevage, développé à partir des années 1920. Suite aux premières expériences menées dans leur région d'origine au Chili et en Argentine, certaines sous-espèces sont sélectionnées pour leur prolificité. Le ragondin devient un animal « domestique », élevé en captivité dans un but de rentabilité. En France, les animaux sont reproduits en cage ou dans des parcs, d'abord pour la vente de leur peau (pelleterie), de leurs poils (chapellerie) et ensuite pour leur viande. Cet élevage « rationnel » va connaître des hauts et des bas. En grande difficulté suite à la crise des années 1930, il redémarre pour s'éteindre progressivement avec la faillite du commerce des peaux en Europe occidentale, à partir des années 1960. Actuellement la pelleterie est une activité qui survit de façon anecdotique, les peaux sont vendues pour le prix d'environ un euro et la production de pâtés est également pratiquée en quelques endroits. Le ragondin est surnommé pour la cause « lièvre des marais ». Mais en raison des normes sanitaires en vigueur, il s'agit exclusivement de produits d'élevage et non pas de chasse.

Jéromeragondin
© Mathilde Lourmet

Entre-temps, la nature domestique du ragondin s'exprime autrement encore, enrichie de la définition d'un « animal de compagnie ». Il est en effet régulièrement avancé que les enfants des éleveurs avaient pour habitude d'avoir un ragondin apprivoisé à la maison, une tradition qui s'est maintenue ensuite chez certains piégeurs et qui existe encore aujourd'hui, même de façon marginale. Le ragondin est alors décrit comme un animal intelligent « très sympathique », comme une « espèce de gros nounours ».

Page : 1 2 suivante