Le ragondin, un animal sans nature... définitive

Une nature « sauvage »

Dès les années 1930, le ragondin est relâché en pleine nature, un processus qui s'accélère avec la faillite des élevages. Ceux-ci étant très diversement répartis sur l'ensemble des  territoires, cette « libération » provoque des foyers de colonisation disséminés. Le Myocastor est un rongeur inféodé aux zones humides et on découvre alors qu'il peut être très utile pour le faucardage, une action consistant à faucher les herbes dans les rivières et canaux. En France, l'idée en revient au Docteur Maurice qui réalise dans sa propriété, en Sologne, des observations à l'intérieur d'étangs grillagés. Sur cette base, il développe une conception très positive du ragondin qu'il décrit comme un animal « plurifonctionnel » : utile pour la gestion des étangs puisqu'il a un impact considérable sur la diminution de la végétation, mais aussi utile pour le commerce de sa peau. De domestique, la nature du ragondin redevient donc progressivement « sauvage ». Ses populations se développent d'une façon assez silencieuse et les naturalistes voient d'un assez bon œil cet animal entretenant spontanément rivières, étangs et canaux.

Aujourd'hui, la représentation de la nature sauvage du ragondin est celle d'un animal vivant de façon autonome. Mais elle se combine aussi avec l'image d'un rongeur très sociable et surtout, très visible (au contraire du castor !), ce qui explique sa mise en avant d'un point de vue pédagogique. Il est présenté dans les affiches, les livrets, les collections d'animaux empaillés, comme faisant partie de la faune des zones humides. Et dans certains espaces protégés, on le voit évoluer en compagnie d'animaux indigènes. On peut aussi l'observer dans certaines fermes pédagogiques, ou tout simplement dans les cours d'eau et canaux à proximité des villes, des campings, des restaurants... Le ragondin est devenu un excellent porte-parole de la découverte d'une nature sauvage « de proximité », en particulier avec des enfants.

Et pendant ce temps-là, dans son aire d'origine, le ragondin est menacé. Représentatif des écosystèmes humides, considéré comme une ressource traditionnelle, il est aujourd'hui victime d'une chasse intensive et pour ce fait devenu la cible des programmes de protection. Son élevage en captivité est envisagé comme une façon de remédier à sa disparition redoutée.

Une nature « nuisible »

Dans les années 1970 et en l'absence de tout prédateur – l'alligator et le jaguar ne font pas partie de la faune locale –, le ragondin colonise rapidement l'ouest et le sud de la France. Mais on le rencontre aussi dans les pays           voisins : Espagne, Italie, Grande-Bretagne, notamment. On remarque alors qu'il est sensible aux grands froids et que quelques semaines de gel sévère suffisent à réduire fortement ses populations... qui se reconstituent ensuite très rapidement ! Végétarien, le ragondin grignote volontiers les cultures qui avoisinent ses terriers. Et en creusant, il provoque des dégâts aux berges des rivières et canaux, ce qui nécessite un entretien fréquent. Pour ces raisons, la lutte contre cet animal s'est imposée de façon incontournable.

Le ragondin a donc aussi une nature « nuisible », la seule qui ait été véritablement traduite légalement en France. Il est perçu comme une multitude menaçante et la prolificité qui avait justifié son introduction fait de lui un fléau. Les dégâts qu'il provoque, ainsi que l'incapacité à les gérer ou à les prévoir exaspèrent. Du coup, son caractère d'animal visible se retourne également contre lui, car les nombreux cadavres écrasés sur les routes deviennent l'indicateur d'une catastrophe non maîtrisée. En France, il a donc pu être chassé, piégé, mais aussi empoisonné avec de la bromadiolone, un anticoagulant provoquant des hémorragies internes. Pendant plus de 30 ans, des tonnes de carottes empoisonnées sont ainsi régulièrement déversées dans les zones humides.

Photo04

 

Photo24

Mais l'histoire ne s'est pas arrêtée là, car les molécules chimiques, témoins d'une agriculture glorieuse, sont aujourd'hui bannies, ou à tout le moins sous contrôle. En 2009, toute forme d'empoisonnement contre le ragondin est définitivement interdite en France. Se pose alors la question de savoir comment contrôler ses populations de manière légitime. Le piégeage s'impose, mais après la capture, au moyen de cages, reste à donner la mort. Un geste accompli quotidiennement par des milliers de piégeurs, retraités ou chômeurs en quête d'emplois, recrutés pour cette lutte « biologique ». Quel sens peut-on donner à ces actions ? Cette interpellation concerne aussi bien l'identité de l'animal tué que celle de l'homme tueur. Car de fait, comment rester humain dans une pratique qui peut avoir une sauvagerie aussi gratuite que celle de l'animal ?

Le ragondin est-il un animal « en soi » ? Aucune de « ses quatre natures » ne semble ni claire ni univoque. Les tribulations et traitements que nous lui avons imposés montrent au contraire que des catégories toujours plus subtiles sont nécessaires pour penser nos relations au vivant. Et si les clivages simples ne peuvent suffire, nous devons envisager des lignes de partage nombreuses, contextualisées, inscrites dans les lieux et les moments, dans les évolutions socio-économiques, les transformations des villes et des campagnes... Penser cette variété, mais aussi ses interstices et ses retournements. Des modes d'énonciations qui nous interpellent sur la place laissée à ces animaux, rongeurs, insectes et autres, qui ne cessent de nous importuner, de nous intéresser et toujours... de nous entourer.

 

 Catherine Mougenot
Février 2011

icone crayon
Catherine Mougenot est sociologue et docteur en sciences de l'environnement; enseignante et chercheuse au département Sciences et Gestion de l'Environnement. Elle travaille sur les pratiques de gestion de la nature, la problématique des espèces envahissantes et les relations homme/animal. Elle est auteure de Prendre soin de la nature ordinaire.

 
 
recherche
 
 
 
 
Catherine Mougenot vient de signer Raconter le paysage de la recherche (2011, Éditions Quæ, Collection Indisciplines) .
 

Page : précédente 1 2