Communication et télépathie dans les rencontres avec des dauphins
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D'autres éléments encore sont à prendre en compte : le « sourire » du dauphin, sa réputation d'animal intentionnel (« un dauphin ne fait rien au hasard » entend-on souvent) ou sa manière de scanner le nageur avec son sonar, qui fait de lui un animal réputé omniscient, puisqu'il peut ainsi « voir à travers nous ». L'intimité du regard, la bienveillance du sourire, la synchronisation très fine des rythmes du mouvement créent à nos yeux humains une proximité émotionnelle bienveillante, une enveloppe interactive qui n'est pas sans rappeler la matrice interactive d'une mère et de son bébé. Beaucoup de nageurs rapportent aussi être entrés dans une transe légère, ce qu'atteste la perte de la notion du temps, la concentration intense dans le présent et l'aisance avec laquelle le système interprétatif fonctionne : tout prend un sens évident. Ces propriétés n'ont rien de magique ni de surnaturel : ce sont des propriétés habituelles de nos systèmes de communication. Couplées à un système d'attentes qui organise la perception, elles contribuent à faire de la rencontre avec un dauphin l'expérience unique que rapportent les témoignages.

Pourquoi, alors, est-il si souvent question de surnaturel, de magie, de télépathie, de pouvoir mystérieux des dauphins (car on leur attribue volontiers un « pouvoir thérapeutique ») ? Pourquoi assiste-t-on à une divinisation de cet animal, qui occulte bien souvent l'intérêt pour son histoire naturelle ?  Une partie de la réponse se trouve dans le caractère non ordinaire de l'expérience : la conscience fonctionne dans l'immédiateté non réflexive et probablement fait-on l'expérience de cette « intégration des différentes parties de l'esprit » dont parle G. Bateson. Une autre partie de la réponse tient à la pauvreté (pour ne pas dire l'indigence) de nos moyens conceptuels pour penser la communication en situation. Tant qu'il s'agit de décrire une communication « propre », rationnelle, langagière, où une représentation voyage d'un cerveau à l'autre, tout va bien. Notre modèle culturel de la communication, qui est celui de la transmission d'information dans les machines, semble approprié. Selon ce modèle, dit « télégraphique » ou « représentationniste », communiquer c'est faire passer une information ou une représentation d'un cerveau à un autre. Donc si je reçois un message, c'est qu'il a été envoyé, sur le modèle postal.

Mais dès que l'on quitte l'univers abstrait de l'échange de chapelets de mots pour entrer dans celui de la vraie vie, ça ne marche plus du tout. Car ce n'est pas ainsi que la communication fonctionne. Ni entre deux êtres humains, ni a fortiori entre espèces différentes. Dans la communication interespèces la plupart des messages reçus par les êtres humains n'ont jamais été « envoyés » ou émis en tant que tels par les animaux, et probablement qu'à l'inverse des messages émis par les animaux, sous forme de postures, de mouvements, de sons, ne sont jamais reçus par les humains. Parce qu'elle met en scène des organismes dont les sytèmes perceptifs diffèrent, la communication inter-espèces est une communication qui fonctionne sur le principe du malentendu. C'est en outre, comme tout échange entre humains, une communication multicanale et multimodale, que les théoriciens de la communication ont décrite comme « orchestrale ». « Quand nous parlons de communication, écrit Birdwhistell en 1970, nous ne parlons pas d'une situation où Jean agit et Marie réagit aux actions de Jean, et où Jean réagit à son tour aux réactions de Marie dans une séquence simple, continue et linéaire. Essentiellement, nous considérons la communication comme un système complexe et organisant, à travers lequel divers membres d'une société s'inter-relient avec plus ou moins d'efficacité et de facilité – Marie et Jean s'engagent dans la communication8. »

Jon nourrissage
Pour en revenir aux rencontres avec les dauphins, on voit bien à présent que c'est l'application d'un modèle télégraphique de la communication qui, en attribuant au cerveau du dauphin, plutôt qu'à l'ensemble du système interactif, l'origine des messages reçus par l'humain, et ce en l'absence de tout support matériel explicite, introduit la télépathie et le surnaturel dans les descriptions. Paradoxe amusant, le surnaturel apparaît ici en raison d'un excès, et non d'un manque, de réductionnisme. Ce qui fait écho à une citation d'un autre théoricien de la communication : « Dès lors que nous concentrons trop étroitement notre attention sur les parties, nous ne parvenons plus à voir les traits nécessaires de l'ensemble, si bien que nous sommes tentés d'assigner à une entité surnaturelle des phénomènes qui relèvent en fait de la totalité9 ».  Communiquer avec des animaux, dans les expériences non ordinaires rapportées ici comme dans l'interaction plus ordinaire avec des animaux de compagnie, est affaire d'implication et d'engagement, d'émotions, de postures, de tension musculaires, de mimiques non délibérées et non intentionnelles. C'est pourquoi vouloir ramener l'ensemble du processus à la transmission d'informations correctement interprétées est voué à l'échec : autant mesurer un volume sans la notion de troisième dimension. Tout comme semble voué à l'échec l'espoir d'accéder à au monde des animaux par le moyen d'une communication directe.  Car ce que découvrent nos témoins au travers de leur rencontre avec les dauphins, c'est surtout et principalement, et quoi qu'ils en disent, une image d'eux-mêmes.
 
Véronique Servais
Février 2011
 
 
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Véronique Servais enseigne l'Anthropologie de la Communication à l'Institut des Sciences Humaines et Sociales à l'Université de Liège
 
 

 

8 Birdwhistell, R. (1970). Kinesics and Context. Essays on Body Motion Communication. Philadelphia: University of Pennsylvania Press, p. 12
9 Bateson, Gregory (1989) "Ni mécanique, ni surnaturel", in Bateson, Gregory & Mary Catherine Bateson, La peur des anges. Paris : Seuil, 75‑93
 

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