Dans les psychothérapies d'enfants, différents médiateurs sont utilisés : le dessin, les figurines dans le sable, le théâtre... mais aussi des animaux comme les chevaux, les dauphins ou encore les chiens. Il faut dire que, concernant ces derniers, les bienfaits des relations entre chiens et enfants sont mis en avant depuis une bonne trentaine d'années. Des activités mettant à contribution des chiens, sous l'appellation générale d'« activités assistées par l'animal », sont de plus en plus à la mode. Par ailleurs, le nombre d'animaux de compagnie dans les pays industrialisés est en constante augmentation. Du coup, les chiens sont tour à tour vantés pour les bienfaits qu'ils peuvent procurer aux enfants dans leur famille ou considérés responsables de certaines nuisances : notamment, agressions et grande quantité de déjections dans les villes. De façon synthétique, on peut donc dire que le chien est aujourd'hui loué pour les bienfaits dont il paraît porteur, tout autant que dénoncé pour les désagréments qu'il engendre. À tout le moins, ceci indique qu'humains et chiens partagent un monde. Il paraît donc légitime de s'interroger sur les façons dont ce partage de « territoire » se passe pour les uns et pour les autres.
© Fotolia - BocaLouanges ou rejet pourraient être deux attitudes trop distantes vis-à-vis des chiens : d'un côté, nous voilà comme pris par un idéal ou un fantasme du chien, considéré comme un merveilleux compagnon, voire comme un co-thérapeute aux effets difficilement explicables ; d'un autre côté, il s'agit d'une attitude de dénonciation de divers maux causés par les chiens, voire au-delà par les êtres humains propriétaires de ces bêtes. N'y aurait-il donc d'autre attitude que celles-là, celle qui célèbre ou celle qui dénigre ? Non pas. Mais il reste dès lors à se donner les moyens de réduire ou de suspendre ces deux attitudes courantes et de trouver une voie d'accès à d'autres phénomènes, peut-être moins immédiatement visibles, mais néanmoins porteurs de significations concernant les relations enfants-chiens, voire plus généralement les relations homme/animal.
Un phénomène m'a semblé pouvoir attirer l'attention par sa singularité, c'est celui de la peur : la peur intense des chiens chez les enfants, mais aussi la peur chronique chez les chiens, la peur qu'ils ont de certaines personnes, notamment d'enfants, d'objets singuliers, ou de milieux inhabituels. Depuis 2008, j'observe de façon méthodique ces vécus de peur en les ethnographiant, quoique je sois immergée dans les milieux canins depuis 2000 et travaille avec des enfants qui ont peur des chiens depuis 2003. Que voit-on, une fois que l'intérêt se porte vers cette modalité intentionnelle et émotionnelle particulière qu'est la peur, qui est un certain rapport à un Autre étranger, un rapport teinté de vigilance, d'accaparement, de colère, de panique, de refus, de rejet, d'impuissance, voire d'agressivité ? À tout le moins, me semble-t-il, la peur fait voir ce qu'on attend d'ordinaire de la part des enfants vis-à-vis des chiens qu'ils rencontrent dans leur mode de vie, comme ce qu'on attend de la part des chiens dans leurs interactions quotidiennes avec les personnes en société. En d'autres termes, je fais l'hypothèse que la peur expose des attentes sociales implicites concernant l'organisation de l'espace commun à l'homme et l'animal.
Certains enfants manifestent une peur vive et tenace des chiens. Ils ne doivent pas avoir été mordus pour que la peur envahisse leur vie quotidienne. Dans la majorité des cas recueillis à ce jour par mon ethnographie, un quart seulement des enfants phobiques ont vécu un traumatisme effectif et présentent un syndrome PTSD. Or, les autres enfants éprouvent une peur tout aussi importante, mais sans origine discernable. En promenade, l'ensemble de ces enfants demeurent en alerte et à l'affût du moindre signe qui annoncerait la venue d'un chien. Ils redoutent les propriétaires qui les poussent à venir caresser leur chien qui « est si gentil ». Le cauchemar de ces enfants, ce sont les chiens sans laisse dans les parcs ou les forêts, les chiens qui sautent avec leurs pattes avant pour « dire bonjour ». Plus concrètement encore, le brave labrador sans laisse, aux oreilles tombantes, pataud dans sa course joyeuse au milieu d'un parc, n'attendrit nullement les enfants. Ceux-ci restent obnubilés par le fait qu'il est lâché. Généralement, les enfants ont ainsi peur de tous les chiens, sans distinction de race. En tout cas, la question des races dites « intrinsèquement dangereuses » (comme les « staff » ou les « pittbulls ») ne semble pas primordiale pour eux ; elle paraît être davantage une question d'adultes, de discours médiatiques et politiques institués. L'entourage de ces enfants est à chaque fois surpris par l'intensité de l'émotion et de la panique ressentie face à des chiens « qui sont pourtant si gentils ». Aux yeux des proches, ces réactions ne paraissent pas proportionnelles au « danger réel » de la situation, et donc peu adaptées à elle. Enfin, la plupart du temps, les enfants sont devenus très ingénieux dans l'art d'éviter les chiens – un art aussi accaparant qu'handicapant dans les activités enfantines quotidiennes.
Ces enfants qui ont peur, fréquemment sollicités par un propriétaire pour approcher ou caresser un chien, se sentent en fait envahis, « empiétés » par celui-ci. Ils sont touchés dans leur « espace personnel », au sens qu'E. Goffman donne à ce terme, c'est-à-dire touchés dans cette « portion d'espace qui entoure un individu et où toute pénétration est ressentie (...) comme un empiètement qui provoque une manifestation de déplaisir et parfois un retrait ». Quoiqu'envahis, il est généralement demandé à ces enfants de « s'habituer » aux chiens. Il est vrai que la peur, dans nos sociétés actuelles, est une émotion malaimée : c'est une faiblesse, un manque de courage. Pourtant elle est aussi justifiée : d'aucuns soutiennent avec vigueur qu'il serait « inconscient » de ne pas « se méfier » des chiens, et surtout des chiens dits « dangereux » ; il y aurait assez d'agressions et de morsures relatées dans la presse pour en témoigner ! Celui qui ne connaîtrait aucunement la peur des chiens pourrait passer, dans ce contexte, pour un « inconscient ». On le voit, il est donc des conditions culturelles et des représentations sociales qui soutiennent cette ambivalence inhérente à la peur des chiens. Corollairement, il apparaît que la peur des chiens s'apprend, s'inculque, et se transmet consciemment ou non. L'apprentissage culturel de la peur des chiens se décline, dans sa version raisonnable, en « méfiance » ou « prudence » vis-à-vis d'eux. Mais que l'émotion soit trop forte, qu'elle mobilise de façon trop visible, voilà qui est socialement moins bien accepté. Ce n'est en rien une révélation : notre culture moderne occidentale privilégie l'idée (l'illusion !) d'un contrôle mental sur le vécu de chacun. Nous sommes tous invités, d'une façon ou d'une autre, à contrôler et gérer nos émotions, et à nous maîtriser.