La peur vécue par un enfant ou par un chien : une question de « territoire » ?

Provisoirement, je souligne ici un paradoxe inhérent à l'organisation des relations homme/animal. Quoique l'animal domestique (le chien) ne soit plus, par définition, sauvage (le loup), quoique le chien n'ait plus besoin de territoire de chasse mais vive dans nos salons, il reste que la question du partage de l'espace entre humains et chiens est vive et palpable, par exemple quand on s'intéresse à la peur des chiens chez les enfants.

Que livre à présent l'observation minutieuse de la peur chez les chiens ? Il est en effet des chiens qui reculent, évitent, contournent quelqu'un ou quelque chose, fuient quand c'est possible. On dit parfois de chiens qu'ils  « n'aiment pas les enfants », s'ils grognent sur eux – comme s'il était honteux de devoir reconnaître que le chien en a peur.  Si grogner ne suffit pas, ils peuvent agresser par peur, voire mordre. Si le chien a mordu, il arrive d'entendre que c'est l'enfant qui n'aurait pas dû approcher si près du panier, caresser le chien si vite, lui tendre ainsi la main, ou courir en sa présence. Assez curieusement, ce sera ainsi une forme de « naturalité » ancestrale du chien (son côté animal de compagnie) qui sera invoquée par le propriétaire du chien, pour faire admettre que des manifestations agressives du chien valent comme des « marqueurs d'espaces » propres au chien : son territoire, son panier, sa nourriture, etc.

D'autres chiens ont peur de certains objets (voitures, motos, aspirateur, etc.) ou sont anxieux dans des milieux inhabituels. Du côté des chiens, la peur est, on le voit, rarement admise et assumée par les propriétaires. Différentes stratégies sont engagées qui visent à minimiser ou à neutraliser cette image du chien peureux, qui vont de l'euphémisation avec humour, au déni, en passant par le silence : le chien est parfois gentiment qualifié de « couillon » par son maître ; des personnes n'avouent pas des morsures qui se sont produites ; d'autres ne préviennent pas de situations à risque et se montrent peu précautionneux vis-à-vis des personnes qui en  auraient peur. Il est d'ailleurs des chiens qui sont précisément mobilisés par certains pour faire peur à d'autres. Ainsi de ces groupes d'adolescents, parfois marginalisés, qui se retrouvent avec leur « staff » dans les parcs et « jouent » à faire peur aux passants, autant qu'à se faire peur à eux-mêmes, éprouvant par exemple la force de leur chien à tenir un bâton en gueule ou la détermination à courir vers une proie.

Il est possible de repérer des points communs entre les manifestations de peur chez les enfants et chez les chiens : l'adaptabilité aux situations courantes est freinée par la peur ; leur capacité d'évitement de ce qui leur fait peur est élaborée et systématique. Toutefois, la peur n'apparaît pas « disproportionnée » chez les chiens aussi facilement que chez les enfants, puisqu'il est admis qu'on ne peut pas « faire entendre raison » à un chien qui a peur d'un aspirateur ou d'une personne en chaise roulante...

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En outre, si la peur chez les enfants relève de situations quotidiennes et banales, c'est-à-dire d'un régime d'interaction avec les chiens qui n'a rien d'« extra-ordinaire », il convient de noter cette particularité : le sujet phobique sur-interprète chaque « indice » émanant du corps de l'animal, produit un excès de significations, qu'il croit pourtant provenir de l'animal lui-même : ainsi, un enfant peut être paniqué à l'idée qu'un chien assis, langue pendante et en train de le regarder, veuille en réalité se jeter sur lui pour le mordre et le dévorer.

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En conséquence, la peur observée chez les enfants et chez les chiens pourrait produire quelque chose comme un « effet d'agrandissement » sur les façons dont humains et animaux peuvent « mal s'entendre ». Cette perspective me semble proche de celle exposée par V&C Servais, qui montrent que « le malentendu est la structure même de la communication » (2009). Autrement dit, la compréhension est un cas particulier du malentendu et non le contraire. La communication ne repose pas d'abord et essentiellement sur l'envoi et la réception d'un message susceptible, dans de bonnes conditions, d'être intégralement décodé et compris, mais suppose plutôt des manières irréductiblement différentes d'organiser des relations au monde. En outre, je fais l'hypothèse que la peur produit un « effet d'agrandissement » sur la question du territoire : la peur des chiens chez les enfants, ou la peur chez les chiens, donnerait à voir « en grand » la façon dont sont censées s'agencer  d'ordinaire les spatialités respectives des chiens et des enfants : il semble ainsi admis et justifié que l'enfant phobique doive « prendre sur lui », « faire un effort », se contrôler et s'adapter à la présence des chiens, que ce soit en rue, dans les forêts, dans les maisons. À lui de modifier son « territoire ». Mais il semble en aller différemment pour le chien. Quelque chose est évoqué, qui s'apparente à un « droit » des chiens à protéger ou à défendre « leur place » (rendue visible par l'usage de panier pour chien ou de couverture), « leur espace personnel » (certains chiens ne se laissent pas approcher ou toucher), « leur territoire » (et le chien d'être considéré comme un « bon gardien »), voire leurs « effets personnels » : coussin, jeux, os... Ces derniers objets pourraient être considérés comme des « territoires de la possession », toujours au sens d'E. Goffman dans Les relations en public.

Ce dernier, pour rappel, a croisé les perspectives éthologiques et sociologiques afin d'observer et de décrire la manière dont s'agencent, dans la vie quotidienne, les spatialités individuelles (ce qu'il appelle « les territoires du moi »). Ces perspectives croisées paraissent tout à fait efficaces pour faire droit à l'ambivalence des relations avec les chiens : souvenons-nous en effet que les chiens ont été longtemps presque ignorés par l'éthologie du vingtième siècle, dont l'objet était d'étudier les espèces animales dans leur « milieu naturel ». Dans ce contexte, le chien, comme animal domestique, semblait trop « dénaturé » pour mériter une étude approfondie. Or – curieux renversement des choses – aujourd'hui, ce sont des arguments dits « éthologiques » qui sont utilisés pour justifier une certaines forme d'organisation sociale : ainsi le chien serait-il comme un « loup » dans la ville, fonctionnant encore « en meute », dont l'homme devrait être le « chef ». En d'autres mots, la naturalité du chien est actuellement convoquée pour justifier de cadres sociaux d'interaction – cadres que ne manquent pas d'interpeller le père d'une fille de 9 ans, dont je retranscris les propos :

« En fait, les gens choisissent le confort de leur chien plutôt que celui d'un enfant. Nous avons été invités chez des amis qui ont un chien, jeune, à peine depuis 6 mois. J'ai expliqué combien Élise a peur des chiens. Alors ils l'ont mis derrière une barrière. Mais ça dure une demi-heure, et après, comme le chien pleure, alors ils le lâchent. En fait, ils préfèrent le confort de leur chien à celui d'Élise... Pour elle, ça a été des heures de stress ! tout ça parce que le chien pleure... »

Pour conclure, je dirais que la peur intense des chiens chez les enfants, ainsi que la peur chez les chiens, est une clef d'entrée intéressante pour qui s'intéresse à des phénomènes souvent implicites de relations entre humains et chiens. La peur fait connaître des attentes sociales qui sont rarement exprimées en tant que telles, comme elle montre l'articulation problématique des notions de nature et de société. In fine, on pourrait dire que les phénomènes de peur dénotent des problèmes de territoires et de frontières entre l'homme et l'animal : des frontières à chaque fois problématiques, malléables et diversement justifiées en fonction des circonstances ; des territorialités humaines et canines qui se croisent et se chevauchent – ce qui est bien le nœud du problème dans la phobie.

 

Bénédicte de Villers
Février 2011

 

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Bénédicte de Villers est docteure en philosophie et doctorante en anthropologie de la communication homme/animal à l'ULg (LASC). Ses principales recherches portent sur les interactions entre enfants et chiens et sur les "effets" de la présence canine auprès de personnes vulnérables.

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