Quand hommes et dieux faisaient la bête en pays grec

Des dieux hybrides : les limites de l'anthropomorphisme

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Quand on pense le binôme « dieux/animaux », c'est le zoomorphisme partiel des dieux égyptiens qui vient généralement à l'esprit. Or, une telle représentation n'était guère de mise dans la vision que les Grecs se donnaient de leurs dieux. C'est la forme humaine qui était la règle – c'est ce qu'on appelle « l'anthropomorphisme » – mais cette règle souffrait un certain nombre d'exceptions. Des pierres, des piliers, des morceaux de bois brut pouvaient être associés à une certaine « représentation » du divin. C'était une manière de manifester la puissance des dieux en affirmant, par des supports diversifiés, qu'ils se situaient toujours au-delà de la forme que les communautés humaines pouvaient imaginer pour les rendre présents et entrer en contact avec eux. Parmi les diverses stratégies mises en place pour représenter des entités invisibles, la mixité homme/animal est bien présente. On l'a vu pour Cécrops, mi-homme/mi-serpent. Il est d'autres combinaisons possibles. Ce sont par exemple le Centaure, mi-homme, mi-cheval, les satyres de l'entourage de Dionysos, qui présentent des attributs animaux (oreilles pointues, queue animale), les Sirènes, femmes au corps d'oiseau, les dieux fleuves, qui adoptent régulièrement les attributs d'un taureau, ou encore le dieu Pan, mi-homme, mi-chèvre.

Pan apprenant à Daphnis à jouer de la flûte. Marbre, copie romaine d'un original hellénistique d'Héliodore de Rhodes. 

Ces diverses déclinaisons formelles évoquent d'abord le caractère « autre », « différent » du monde supra-humain. Elles en manifestent aussi l'ambivalence potentielle (par exemple, la peur « panique » instillée par le dieu Pan), voire le danger pur et simple (dans le cas des Sirènes dont le chant mène à la mort). Dans cette perspective, les divinités hybrides évoquent aussi les animaux monstrueux dont les mythes font régulièrement état et qui ponctuent de leur violence le trajet civilisateur de héros comme Héraclès ou Thésée. Mais il n'en reste pas moins que certains de ces êtres mixtes sont vus favorablement et positivement. C'est par exemple le cas du centaure Chiron, que les mythes associent à l'éducation de héros comme Achille ou Jason. Dans la grotte éloignée des communautés humaines qu'il habite, Chiron fait ainsi passer les jeunes gens au statut d'homme accompli. Le lieu de sa résidence et sa propre hybridité d'homme-cheval sont autant de signes de ce passage, dans la mesure où l'éducation était métaphoriquement associée à la domestication d'un jeune animal sauvage. D'autres figures mixtes, comme Pan ou les dieux fleuves, recevaient un culte en bonne et due forme, mais à l'instar de la grotte de Chiron, c'est à la lisière des cités que se situaient généralement leurs sanctuaires, dans les espaces reculés où les frontières s'estompent.

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Chiron et Achille

Des animaux « bons à penser »

Les représentations ici évoquées n'épuisent pas – loin s'en faut – les variations grecques sur le thème « homme/animal ». Mais ces quelques exemples montrent à quel point l'animal a pu constituer, dans la Grèce antique (comme ailleurs), un opérateur symbolique pour explorer l'identité des humains comme des dieux, et les zones de frontière où les limites se brouillent. Dans une sorte de va-et-vient entre hommes, bêtes et dieux, c'est toute une représentation du monde qui se configure et se reconfigure, selon les lieux et les objectifs poursuivis.

 

Vinciane Pirenne-Delforge
Février 2011

 

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Vinciane Pirenne-Delforge est maître de recherche du F.R.S.-FNRS à l'Université de Liège où elle travaille sur les systèmes polythéistes antiques et l'histoire comparée des religions.

 

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