Luis Salazar ou la tectonique des plaques

« Tout bouge en profondeur, tout change en surface ».

En 1982, alors qu'il était encore étudiant à l'Académie des Beaux-Arts de Liège, Luis Salazar crée une peinture monumentale sur les murs de brique et de béton brut du restaurant universitaire du Sart Tilman (1968, architecte André Jacqmain). Cette première réalisation de Salazar dans un espace public, fréquenté quotidiennement par des dizaines d'étudiants de l'Université de Liège, pose les jalons d'une œuvre bientôt trentenaire.

ill1_sart-tilman
Composition (1997), au restaurant universitaire du Sart-Tilman (Musée en Plein Air du Sart-Tilman, photo Jean Housen)

La peinture de Salazar s'est aujourd'hui pleinement déployée : le langage formel initié au restaurant de l'ULg a connu des centaines de déclinaisons et de conjugaisons, confirmant la cohérence interne de la démarche de l'artiste.

« Ma peinture est en quelque sorte un chaos organisé », affirme Luis Salazar dès 1990.  Cette déclaration ne donne certainement pas la clé de l'œuvre, mais en permet sans doute une approche assez fine. Dans Le labyrinthe et son habitant, un essai publié dans le catalogue édité à l'occasion de la rétrospective organisée en 2004 au Musée de l'Art wallon à Liège, le professeur Jean-Patrick Duchesne aborde la question de la place de l'œuvre de Salazar dans l'histoire de l'art et particulièrement dans la galaxie de la peinture non-figurative, à laquelle l'artiste lui-même revendique très fortement son appartenance.  Notant l'écart entre l'œuvre de Salazar et le noyau dur de l'abstraction géométrique (dont les tableaux de Mondrian peuvent constituer le paradigme), Jean-Patrick Duchesne souligne : « Déchirures, couleurs qui attaquent et qui « mordent », éparpillement, « feu de ronces et de griffes », art de bruit et d'action, meurtrissure, « insultes aux lignes » : difficile pour l'artiste dont les œuvres sont accueillies en ces termes de se réclamer, peu ou prou, de l'abstraction froide. » Notant parallèlement la présence dans les tableaux de Salazar des ingrédients basiques de l'abstraction rationaliste (« Au surplus, et que le peintre en soit ou non conscient, le modèle de référence reste bien perceptible dans ses réalisations : traitement plat et en aplat des couleurs, gamme chromatique restreinte, où dominent les valeurs fondamentales, associées au blanc et au noir, souvenirs, plus affirmés, peut-être, dans les tableaux récents que dans ceux du début des années '90, de formations géométriques », Jean-Patrick Duchesne discerne dans l'œuvre du peintre une résurgence de l'éthos baroque : « un tragique teinté de sublime, « nuance affective » qu'alimente l'énergie du désespoir et dont Luis Salazar m'apparaît un des seuls, sinon le premier, à vouloir enrichir la palette expressive de l'art abstrait. Ce qui fait de lui un héritier légitime, car fécond, dans un monde artistique encombré de suiveurs. »

ill4_Acrylique sur toile 120x100 1983
 Acrylique sur toile, 120x100, 1983.

Car il est certain que si l'on reprend, entre autres possibles, pour définir le classicisme et le baroque, et leurs conceptions respectives de l'espace, les termes que Christian Norberg-Schulz applique à l'architecture de la Renaissance (« un ordre géométrique homogène qui concrétise la croyance générale à l'harmonie et à la perfection en tant que valeurs absolues ») et à celle du 17e siècle (« L'architecture baroque est essentiellement le reflet des grands systèmes du 17e et du 18e siècles et particulièrement de celui de l'Église catholique romaine et du système politique de l'État français centralisé de cette époque. L'objectif de l'art baroque était de symboliser à la fois l'organisation stricte du système et ses pouvoirs de persuasion. L'architecture baroque se présente donc comme une synthèse singulière de dynamisme et de persuasion. »), l'œuvre de Luis Salazar penche plutôt du côté baroque. Les compositions de Luis Salazar, la construction antagoniste et solide qu'il confère à ses formes – aucun des points de rupture n'est jamais atteint –, donnent à l'ensemble de son discours la force de persuasion et de séduction de ceux pour qui le monde forme un tout dynamique qui se conquiert en marchant.

Quoique.

L'œuvre de Luis Salazar possède sans nul doute les qualités qui permettent une séduction sinon quasi immédiate, du moins très rapide, forte et spontanée. Cela tient à l'aspect décoratif, à la lisibilité des formes, à la franchise des couleurs, à la rigueur des contours, tout ce qui traduit à la fois un métier sûr et une sensibilité plastique subtile. En déclarant à Luis Salazar : « Je suis un peintre abstrait construit classique et vous un peintre construit baroque », Marcel-Louis Baugniet mettait le doigt sur une dimension essentielle du peintre basque. Les œuvres de Salazar sont les multiples expressions de la restitution d'une Weltanschauung extrêmement cohérente, dans laquelle la dimension « baroque » (le monde comme système ouvert, la sympathie pour les contrastes plus que pour l'harmonie, le goût de plaire) l'emporte sur la sérénité du « classique » (les mouvements apparemment infinis et strictement codifiés des pièces sur l'échiquier, la finitude de toutes choses, la certitude des sentiments même).

ill5_Acrylique sur toile 150x200  1986
Acrylique sur toile, 150x200, 1986.

Page : 1 2 suivante