L'humain révélé à travers ses pratiques alimentaires
Au Bénin, on apprécie les escargots géants

À l'opposé, les populations asiatiques entretiennent des relations beaucoup moins conflictuelles avec les animaux. Ainsi, même la mini-faune – rongeurs, lézards... – tend rapidement à disparaître dans les régions qu'occupent ces communautés. En Asie, on consomme la plupart des formes de vies animales, même les invertébrés. Dans beaucoup de régions du monde, on mange des cafards, ou des chenilles, qu'elles soient crues ou cuites. La réaction des occidentaux est souvent vive lorsqu'on leur apprend la façon dont, en Chine, la viande du chien est « attendrie » à la massue, sur l'animal vivant suspendu à un crochet avant de l'ébouillanter. En France, on ébouillante les homards, ou on ampute les grenouilles après les avoir tant bien que mal assommées. Dans certaines ethnies, comoriennes par exemple, la consommation d'escargots est inconcevable. Ce n'est pas le cas au Bénin ou en Belgique. Certaines communautés considèrent comme un interdit moral le fait de manger du cheval, ou religieux celui de manger du porc. Les interdits et dégoûts liés à ces rapports avec les animaux ont parfois une base rationnelle, notamment si ces derniers sont vecteurs de maladies, mais ils sont plus souvent l'héritage de symbolismes, dérivés ou non d'habitudes religieuses. Les communautés et personnes qui respectent des interdits entretiennent donc des relations affectives, de haine, de peur, d'amour, avec l'animal alors que c'est moins le cas de communautés qui en ont peu.

Au Bénin, on apprécie les escargots géants

La relation du « mangeur » et de l'animal est portée à son paroxysme dans les pays occidentaux. La plupart de nos enfants répugnent à voir ou à imaginer un animal souffrir ou être tué. Mais ils acceptent de manger une viande sous une forme qui ne rappelle plus son origine : jambon cuit en tranche, « hamburger », croquette de volaille, « fish stick »... Paradoxalement, c'est dans les pays où la consommation calorique moyenne est la plus élevée que ces relations ambiguës avec l'animal sont les plus prononcées. Angoisse de la mort ? Culpabilité ? S'agit-il d'un phénomène lié au niveau de développement d'une civilisation ? Pourtant la société japonaise, une des plus industrialisées de la planète, consomme les produits issus de la chasse à la baleine, qui, dans l'inconscient collectif occidental, est davantage considérée comme une amie dont il faut assurer la protection. Toutefois il semble établi que plus une société est matériellement aisée, plus elle est encline à repousser la souffrance animale. Il faut y voir le fait que les populations concernées sont visuellement dissociées des lieux de mise à mort des animaux. Le cerveau se dupe facilement et le consommateur finit donc progressivement par penser que cette mise à mort n'existe pas, que la mort n'existe pas. Tout ce qui peut ensuite la rappeler devient anxiogène et renforce le processus de déni. Il est assez éloquent de constater que les enfants d'agriculteurs et d'éleveurs ont souvent une réaction relativement neutre face à l'abattage d'un animal auquel ils assistent. Le chasseur met à mort son gibier, apparemment sans scrupule, ainsi que le pêcheur son poisson, ou le chasseur de fourrure son phoque. Le fait de ne plus voir de mise à mort d'animal, ou à de très rares occasions, nous rend donc moins supportable le fait de voir un animal souffrir. Ce phénomène de sevrage visuel explique la lente mais inexorable confusion que nous sommes en train d'opérer, dans nos sociétés, entre l'animal et nous.

Certains avancent que nous gardons dans nos gènes les traces d'une sélection naturelle qui a favorisé notre capacité à nous identifier à un proche souffrant – particulièrement si nous sommes à l'origine de cette souffrance – afin de limiter les effusions de sang dans le groupe, renforcer la coopération au sein de celui-ci, et favoriser la survie de la descendance. Du « win-win » en quelque sorte. Nous avons ainsi acquis la capacité de projeter sur un membre de notre espèce, et sur d'autres êtres vivants avec d'autant plus d'acuité que nous nous identifions plus facilement à eux, la souffrance que nous-mêmes pourrions ressentir. Ce comportement lié au développement de notre cerveau nous permet même une certaine abnégation. Certes, l'altruisme se rencontre chez de nombreuses autres espèces, par exemple chez les abeilles dont les ouvrières se mettent, en apparence, au service de la reine. Mais un véritable comportement d'identification à l'autre n'existe, à notre connaissance, que chez l'homme. Le chat ne culpabilise jamais après avoir joué à mort avec la souris, ni le chien après avoir corrigé ce dernier. À moins de se sentir lui-même en danger, le gnou reste parfaitement indifférent à son congénère qui s'effondre à ses côtés, atteint par la balle du braconnier. L'identification contribue ainsi également au « mélange de genre » et au fait que nous dissocions dans notre esprit les animaux de leur utilité pratique pour en faire des membres de notre communauté allant jusqu'à bénéficier de mêmes droits que nous.

Contempler la faune sauvage, même par écran interposé, nous rappelle d'où nous venons
©  V. Ceuleers)
Contempler la faune sauvage, même par écran interposé, nous rappelle d'où nous venons (Crédit photographique Dr. V. Ceuleers)2

La faune sauvage, quant à elle, constitue un monde en soi. Monde qui inquiète, monde qui fascine, monde qui n'appartient à personne et que l'on s'arroge le droit d'exploiter lorsqu'on est pauvre. Monde qui appartient à tout le monde et qu'il faut protéger, lorsqu'on est aisé. Nous sommes réellement ici dans la confrontation entre la conception du « ventre » et celle d'un « je ne sais quoi que d'autres n'ont pas ». Mais cet aspect du sujet nécessiterait à lui seul tout un développement.

L'infinie diversité des relations que nous entretenons avec les animaux montre l'importance qu'ils revêtent pour nous. Mais dans ce jeu, nous sommes les victimes de nos gènes, de notre culture, de notre propre « darwinisme neuronal », pour reprendre les termes de G. M. Edelman. À ce titre, nous ne sommes pas dépositaires d'un « droit divin » qui nous autoriserait à exploiter sans vergogne la vie sur terre. Nous devons au contraire faire preuve de davantage de modestie et de modération. Nous sommes un infime rameau dans un arbre évolutif d'une incroyable densité, d'une incommensurable diversité. L'humanité doit respecter l'animal et la vie, certes, mais dans son propre intérêt avant tout, car elle est beaucoup plus fragile que certains se plaisent à le penser. Si la planète était vivante, nous lui serions parfaitement indifférents, petits et insignifiants, à peine quelques levures luminescentes sur une écorce. Il faut dire qu'au cours de son histoire, elle en a vu bien d'autres...

Jean-Luc Hornick
Février 2011

crayon

Jean-Luc Hornick enseigne la nutrition animale en régions tropicales. Ses recherches portent essentiellement sur l'amélioration des productions animales (lait, œuf, viande, laine...) dans ces régions.

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