L'automne de Black Market International

On pourrait défendre qu'un certain type d'interaction fait le propre de la performance et BMI ne déroge pas à la règle (interactions entre les performeurs qui partagent un même espace/temps ou interactions avec les spectateurs, voire même entre les spectateurs). Le collectif multiplie les occasions de résonances. Chaque performeur est libre de se saisir d'une action exécutée par un autre artiste pour la transformer (parfois à ses dépens). Participer à l'action d'autrui ne signifie pas seulement l' « aider » (constituer un appui). Un performeur peut aussi s'immiscer, détruire ou déranger le bon déroulement de l'action sur laquelle il se branche. Chacun est le partenaire de l'autre ; chacun peut également être son obstacle. Bien entendu l'interaction connaît des formes variées. Et rester immobile à regarder les autres s'agiter en constitue certainement une (d'ailleurs très prisée cette fois par Julie-Andrée T.). L'artiste qui ne fait rien – est-ce seulement possible ? - joue le rôle de spectateur aux moments où son regard porte sur les autres.

Parallèlement, le spectateur, qui n'est passif qu'en apparence, est aussi protagoniste de la session de performance. Il est pris à partie par l'artiste qui s'adresse à lui, lui tend des objets (un chocolat, une saucisse de Francfort... pas en même temps heureusement). Chacun se laisse porter par l'alternance d'agitation et de repos.

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Boris Nieslony / Wen Lee / Roi Vaara / Myriam Laplante / Jason Lim.
Moment de crise : tout l'espace est suspendu à d'autres « accidents » imminents.

Puisqu'il faut bien interagir dans une performance collective, deux options semblent se présenter : on peut soit chorégraphier l'ensemble pour le maîtriser, et orchestrer à l'avance les rencontres entre les performeurs, soit laisser ouverte l'issue – et prendre alors un risque considérable (ou bien rien ne se passe, ou bien tout arrive). L'option de BMI se situe quelque part entre les deux. On serait naïf de croire que rien n'est pensé à l'avance. Les artistes donnent l'impression d'avoir choisi un thème général (l'automne), une série d'objets caractéristiques de ce thème (feuilles mortes, branchages, corbeau, nichoir, râteau, chapeau, parapluie), une autre série d'objets moins attendus pour lesquels ils ont sans doute un intérêt personnel (un baby-foot miniature, un masque grotesque, une valise, une cassette avec de la musique de fanfare, un infatigable chat asiatique qui balance sa patte). À partir de ce matériau choisi avec soin, les performeurs proposent pendant plusieurs heures des actions plastiques. Celles-ci sont en partie pensées à l'avance et forment le répertoire dans lequel les artistes iront puiser ou non. Le spectateur un peu familier de BMI (ou des artistes du collectif) reconnaît d'ailleurs certaines séquences, certains motifs : la bougie qui se consume sur le doigt tendu, le drap noir sur la tête, la chaise dont les 4 pieds sont posés sur des verres, la peinture bleue dont Julie-Andrée T. se barbouille, l'arbre qui fume de Jason Lim, etc.

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À l'aveugle, Roi Vaara lève les bras. Julie-Andrée T. suit la proposition gestuelle.

Si les performances de BMI s'apparentent a priori davantage aux arts plastiques qu'aux arts scéniques, on ne peut être insensible à l'émergence de quelques « figures » au fil de la session. À travers les interventions plastiques, des caractères typiques se dessinent inévitablement. Tous les artistes de BMI n'en sont pas au même degré de théâtralité : personnages cocasses, personnages beckettiens, personnages neutres ou absence de personnage... Tous les genres sont permis. Parmi les artistes présents, certains sont des solitaires ; d'autres au contraire sont plus « communautaires ». Ils servent de liant, à l'instar de Roi Vaara circulant dans l'espace et bruitant les actions du groupe. Quand la performance touche à sa fin, Elvira Santamaria prend son sac et met son manteau comme quelqu'un qui s'apprête à quitter le boulot – aucun masque, simplement le visage du travailleur fatigué ayant accompli ce qu'il devait accomplir.

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Jacques van Poppel écoute une émission radiophonique allemande en mangeant des saucisses de francfort froides bon marché.

D'autres ne peuvent s'empêcher de construire leur personnage. Même en dehors de toute narration dramatique codée, Jacques van Poppel nous charme par ses mimiques clownesques. Il aime l'avant-scène et le contact direct avec le spectateur : face à nous, il mange des saucisses de Francfort et se laisse regarder. Masquée la plupart du temps, Myriam Laplante instaure elle aussi un jeu plutôt théâtral. Elle se plante devant un corbeau en plastique perché sur un pied et le regarde pendant de longues minutes sans bouger.

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Jason Lim agite une branche cassée au-dessus de l'oiseau en plastique que regarde Myriam Laplante

Seule Julie-Andrée T. déroge à la dominante noire des costumes (« vêtements de travail », comme on dit) de BMI en portant des bas collants rose fluo. Une autre figure-type dans le paysage : l'artiste canadienne se démarque nettement par le « manque de tenue » des postures qu'elle adopte. Toute la drôlerie de son personnage tient à sa nonchalance incarnée (et à sa tête de déterrée). Elle chique la bouche ouverte, s'affale sur son tabouret, fume négligemment des cigarettes en observant ses partenaires. Lee Wen intrigue par son style de clochard fou, une seule mitaine, des fripes trop petites. Son côté borderline entraîne une impression d'insécurité. 

Et de manière générale, le sentiment d'insécurité ne fait que croître avec les heures qui passent. Puisque les accidents sont mis à profit par les performeurs, ces derniers donnent l'impression parfois de chercher l'événement qui fera vaciller la session, qui la mettra en crise. Les artistes jouent avec le feu, au sens littéral ou figuré. Les objets brûlent, cassent ; les cordes se coupent. Un morceau de verre rentre dans une chaussure qui crie à chaque pas. Les choses sont posées en équilibre et risquent à tout moment de s'effondrer. Les artistes ont les yeux bandés (ou recouverts de sparadrap), avancent au hasard dans l'espace jusqu'à buter contre une table, une valise ou un spectateur. Marco Teubner traîne un lourd pavé à l'aide d'une corde attachée à son cou mais Lee Wen s'assied dessus et l'autre s'étrangle presque. L'arbre qui fume de Jason Lim est suspendu au-dessus du tas de feuilles mortes sous lequel Alastair MacLennan a commencé à hiberner. On risque l'incendie. Progressivement, on entre dans un état d'alerte : à la tension ambiante s'ajoute le bruit sourd d'une lourde hache qui tombe près des pieds de celui qui la manie. Des cordes de laine sont tendues qui finiront pas céder. De part et d'autre de l'espace, l'action est suspendue. Certains s'immobilisent ; d'autres se déplacent à l'aveugle sur ce terrain miné. Avec la tension, s'est installé le silence. Hormis quelques tessons de verre qui cassent encore sous les pieds. Le rythme ralentit. La construction centrale s'écroule et sans doute est-ce le signe de quelque chose puisque tout s'immobilise lentement.

Maud Hagelstein
Janvier 2011

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Maud Hagelstein est Chargée de recherches F.R.S.-FNRS à l'ULg, dans la faculté de Philosophie et Lettres. Ses principales recherches portent sur les rapports image/culture.

 


 

Jürgen Fritz / Germany
Myriam Laplante / Canada / Italy
Lee Wen / Singapore
Jason Lim / Singapore
Alastair MacLennan / Northern Ireland
Boris Nieslony / Germany
Jacques van Poppel / Netherlands
Elvira Santamaria / Mexico
Marco Teubner / Germany
Julie-Andrée T. / Canada
Roi Vaara / Finland

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