Piqués des vers
Il est heureux et nécessaire que des anthologies viennent régulièrement signaler la poésie francophone de Belgique à l'attention des lecteurs, qu'ils soient connaisseurs ou profanes. Ce n'est pas seulement dans les autres pays de la Francophonie qu'il faut la faire connaître, mais aussi dans ses propres frontières.
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Fort heureusement, l'institution éditoriale s'y emploie, sous des formules dont la diversité justifie la multiplicité. Qu'on en juge, en prenant les trois anthologies les plus récentes : en 2005, Francis Dannemark publiait, au Castor Astral, Ici on parle flamand et français, dont le principe était de mêler à parts égales des poètes francophones et néerlandophones, et d'ouvrir à maints dialogues et à une double découverte réciproque. En 2007, Liliane Wouters et Yves Namur, rompus l'un et l'autre à l'exercice du choix de poètes et de poèmes, livraient au Taillis Pré leurs Poètes aujourd'hui, à savoir ceux qui étaient vivants à cette date, les plus âgés, Henry Bauchau et Fernand Verhesen (décédé depuis) étant nés en 1913, et le plus jeune, Pascal Leclercq, en 1975. Enfin, le même Yves Namur, poète et éditeur toujours dévoué à la défense du genre poétique, a consacré l'année dernière une volumineuse anthologie (585 pages !) à La Nouvelle Poésie française de Belgique, c'est-à-dire les poètes nés après 1967, jusqu'aux plus jeunes, à peine âgés de 23 ou 24 ans. Des objectifs précis définissaient ainsi des corpus différents, mais c'est toujours la découverte qui y présidait.

 

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L'anthologie qui paraît aujourd'hui n'a pas d'autre vocation ; on peut même dire qu'elle la revendique. La préface de Colette Nys-Mazure l'indique : il faut « arracher la poésie à la tour d'ivoire dans laquelle on l'enferme, souvent contre le gré des poètes ». Ce florilège s'adresse donc d'abord et essentiellement au grand public, mais les connaisseurs y trouveront à coup sûr du neuf.

Le mode de composition de l'anthologie n'est pas sans importance : les 300 poèmes rassemblés ont été choisis comme autant de coups de cœur par un collectif constitué par les membres du comité éditorial de la collection Espace Nord. On pourrait redouter que, malgré les éventuels équilibrages opérés, la somme de plusieurs subjectivités ne donne qu'une image lacunaire de notre poésie ; globalement, il n'en est rien.

On observe d'abord que toutes les périodes de l'histoire sont couvertes. Pour les débuts, un effet d'écrémage s'opère, qui ne retient aucun parnassien parmi les symbolistes (sont présents les grands tels que Verhaeren, premier nom en ordre chronologique, Rodenbach, Maeterlinck, Van Lerberghe et Elskamp, mais aussi Fernand Séverin, Albert Mockel et Paul Gérardy). Au fil du volume, les poètes actifs dans les époques suivantes (l'entre-deux-guerres, les années 40 et 50, 60 et 70, enfin nos décennies) sont de plus en plus nombreux, avec un pic pour ceux qui sont nés entre 1930 et 1950.

Parmi les 206 noms ici rassemblés, où les plus attendus, qui peuplent les grandes anthologies générales depuis longtemps déjà, ne sont évidemment pas oubliés, on a l'heureuse surprise de trouver des poètes qui jusque là n'y apparaissaient jamais. Celle-ci ne se limite pas aux catalogues et panthéons devenus habituels. C'est donc l'image d'une poésie foisonnante qui est donnée, riche en découvertes hors des sentiers battus.

Corollairement, le nombre des poètes a été privilégié sur celui des poèmes. Sauf exception, chacun se voit accorder une ou deux pages. Mêlant les connus, les inconnus, les oubliés, les nouveaux noms, le choix ne postule aucune proportionnalité directe entre l'importance que l'on attribue traditionnellement à un poète, ou que l'on peut supputer, et le volume de pages ou de poèmes qui lui est alloué. Le fait paraît procéder directement du mode de sélection collective, il est donc certainement aléatoire, mais en soi cela n'est pas vraiment gênant : rappelons-le, le but est l'ouverture et la découverte ; chaque poème se veut appel, introduction. Et l'on peut y voir l'effet d'un refus de sacraliser les uns au détriment des autres, une remise en cause des canons ou des classifications. Mais on peut néanmoins s'interroger, par exemple, sur le nombre de pages dévolus à Jacques Brel (3 chansons, 8 pages) – dont la présence est certes justifiée – et la place restreinte qu'obtiennent un Bosquet de Thoran (4 vers !) et même Fernand Verhesen (9 vers seulement).

Autre conséquence, somme toute bénéfique, du principe des « coups de cœur », le choix des poèmes est également novateur ; on retrouve certes (avec plaisir) quelques poèmes connus, fréquemment cités dans les anthologies précédentes (tels « Toi qui pâlis au nom de Vancouver » de Thiry, « La faune » de Norge ou le verre d'eau de Périer), mais on sent une volonté dominante de rechercher l'inédit.

Les choix des contributeurs de la sélection étant éminemment subjectifs et empathiques, on s'explique que l'ensemble dessine une image globale de la poésie relativement orientée, et qui, peut-être, ne l'illustre que partiellement – mais peut-il en être autrement, de quelque anthologie que ce soit ?

La plupart des poèmes choisis sont d'un abord simple, directement compréhensibles, rarement empreints d'expérimentation ou d'hermétisme. C'est intentionnel et procède de l'objectif poursuivi. Au-delà, une idéologie de la poésie semble sous-tendre l'entreprise ; Colette Nys-Mazure écrit que la poésie « communique au quotidien une qualité particulière, une lumière et une chaleur, un émerveillement ponctuel ou continu », et pose la question : « Le surréalisme avec ses courts-circuits de sens, ses associations saugrenues, ses kaléidoscopes d'images aurait-il contribué à éloigner la masse de la poésie ? Rares sont les Prévert, Aragon, Carême et quelques autres qui ont réussi à garder une large audience ». Certes, mais l'impact négatif ou l'inaccessibilité du surréalisme peuvent-ils encore être mis en cause à notre époque ? Bien des poèmes et des poétiques ont coulé sous les ponts depuis la 2e guerre mondiale, et, pour prendre des exemples français, on ne peut dire qu'un Éluard ou même un Breton soient plus proches, par exemple, d'une Albiach ou d'un Daive (d'ailleurs d'origine belge) que d'un Prévert, s'agissant de leur « lisibilité » par le grand public. Ne peut-on gager que celui-ci a évolué, même avec un retard, à la même vitesse que la poésie ? Ou, à l'inverse, que la poésie est toujours, pour une part au moins, hors d'accès ? Reconnaissons néanmoins que dépasser le surréalisme s'est conçu pendant des décennies à travers un éloignement, voire un divorce d'avec le lecteur « courant ».

Quoi qu'il en soit, c'est le poète « populaire » qui reste le modèle élu, désiré (même si, de Prévert à Carême en passant par Aragon, le chemin est long !). Sans doute est-ce pourquoi une bonne part des poèmes choisis sont optimistes : ils traitent d'amour, d'amour de la vie, mais aussi des expériences quotidiennes – ou alors sont convoqués les grands thèmes tels que la mort, ou la poésie qui réfléchit sur elle-même.

Toutes ces spécificités font de Piqués des vers une anthologie sans réelle intention historique, mais sa richesse est ailleurs : « mettre l'eau à la bouche ». Elle y réussira. En la prenant pour ce qu'elle offre, chacun pourra la lire avec agrément, plaisir, curiosité, intérêt, passion, voracité. Donner ces 300 poèmes et ces 206 poètes à lire à un nouveau public, c'est lui faire découvrir une poésie riche, variée, vivante, et l'amener vers les autres anthologies (plus concertées ou construites), puis les œuvres proprement dites.

Pour conclure, ouvrons au hasard et élisons quelques vers – d'Évelyne Wilwerth :

Elle tourna le dos
aux colloques
et ôta ses chaussures.
Ses pieds
apprivoisèrent l'herbe.
Elle sut
qu'elle avait échappé
de justesse
À la mort.

Gérald Purnelle
Janvier 2011

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Gérald Purnelle enseigne l'histoire de la poésie francophone de Belgique à l'ULg. Ses recherches actuelles ont pour principal objet la métrique, l'histoire des formes poétiques et la poésie française des 19e et 20e siècles.


 

Piqués des vers. 300 coups de cœur poétiques (sous la direction de Colette Nys-Mazure et de Christian Libens, préface de Colette Nys-Mazure), La Renaissance du livre, coll. « Espace Nord », 2010, 415 p.