Jean-Philippe Toussaint, méticuleux artisan

Sur son site, l'écrivain belge met en ligne ses brouillons et variantes, invitant ainsi l'internaute à découvrir la patiente et minutieuse confection de ses romans. Spécialiste de l'auteur de L'Appareil-photo, Laurent Demoulin, assistant au département de Langues et Littérature romanes de l'ULg, s'est passionné pour cette expérience peut-être unique en son genre.

La page d'accueil du site de Jean-Philippe Toussaint montre une carte du monde sur laquelle sont mentionnés sept lieux, de l'Illinois à Canton, en passant par Berlin, Paris, Prague, Rome et Tokyo. D'un simple clic sur l'un d'entre eux, nous pouvons ainsi avoir accès à la biographie et à la bibliographie de l'auteur dans la langue qui y est parlée et dans laquelle ses livres sont traduits. Figurent également, sur ce planisphère, les titres de trois de ses plus récents romans, Fuir, Faire l'amour et La Vérité sur Marie. En cliquant sur chaque élément de ce triptyque, nous pénétrons dans l'atelier de l'écrivain.

toussaint

« Jean-Philippe Toussaint travaille par « campagnes d'écriture, explique Laurent Demoulin. Lorsqu'il a terminé une mouture, il la duplique avant de la retravailler. Et c'est ce premier jet, suivi d'un deuxième, puis d'un troisième, etc., jusqu'à la version définitive, qu'il a mis sur son site. C'est à la fois passionnant, car on le découvre au travail, et étonnant, puisqu'il offre ainsi une version inédite de son roman ».

L'internaute suit en effet la « fabrication » d'un livre étape par étape, depuis les premiers brouillons jusqu'à l'avant-dernière version en suivant ses différentes états. « Dans La Vérité sur Marie, remarque Demoulin, il a supprimé une scène située sur l'aéroport de Tokyo. Après que Marie et son amant, surnommé par le narrateur Jean-Christophe de G., sont enfin parvenus à rattraper le pur-sang et à le mettre dans l'avion, ils mangent des sashimis de fugu sous la pluie. Avant d'enlever cette scène, il l'a retravaillée quatre ou cinq fois. C'est un moment plutôt drôle et, comme la plupart des critiques l'ont remarqué, ses trois derniers romans sont moins humoristiques que les précédents. Elle a donc dû lui sembler hors-ton. Cela confirme qu'il veille scrupuleusement à la tonalité d'ensemble. Il construit un livre comme une partition ».

Cette obligation de se passer finalement d'une scène pourtant déjà écrite, par une sorte de nécessité interne à l'œuvre elle-même, évoque le cinéaste qui, du montage final de son film, retire une séquence tournée. « D'ailleurs, renchérit Demoulin, dans La Patinoire, le dernier long-métrage à ce jour de Toussaint qui raconte l'histoire d'un film en train de se faire, le réalisateur coupe au dernier moment une scène maintes fois répétées ».

Toussaint C° Hélène Bamberger

En dévoilant ainsi la dimension artisanale du travail de l'écrivain souvent ignorée par les lecteurs, une dimension éloignée de l'inspiration innée ou de la plume qui court toute seule sur le papier (enfin plutôt des mots qui s'enchaînent sur l'écran), l'auteur de La Salle de bain fait une brèche dans cette mythologie romantique qui entoure encore cette pratique artistique. « Il retravaille sans cesse le même passage, il y revient inlassablement, note l'universitaire. Il confirme en réalité ce que ses lecteurs pressentent, le soin extrême apporté à son écriture. On est ici du côté de la fabrique, de l'atelier, du façonnage, de l'orfèvrerie. L'écriture n'a plus rien de romantique. Elle relève moins de l'inspiration que d'un travail patient, acharné. Elle est à la fois désacralisée et, je crois, revalorisée ».

Photo © Hélène Bamberger

« En mettant l'accent sur la fabrication du texte et non sur son contenu, Toussaint rejoint une modernité artistique proche du Nouveau Roman, poursuit Demoulin. Tout en créant, par le biais d'Internet, un nouveau rapport à l'intimité. Marguerite Yourcenar, par exemple, refusait que soient publiées ses variantes, elle avait l'impression qu'il s'agissait d'une forme de viol. Ici, c'est l'inverse. Mais, citant Barthes, Toussaint dit donner l'intime, pas le privé. Conciliant deux époques, il est à la fois moderne et postmoderne ».

Créateur pluriel qui, en plus d'être écrivain, est cinéaste et photographe, Jean-Philippe Toussaint a conçu son site comme une œuvre à part entière, inscrite dans une démarche artistique ambitieuse, et non comme un simple outil promotionnel. Ce type d'initiatives coupe l'herbe sous le pied aux lectures savantes d'œuvres littéraires avec notifications des multiples brouillons et variantes telles qu'elles apparaissent par exemple dans La Pléiade. « En effet, ce qui est d'habitude réservé à des chercheurs ou à des éditions de luxe est donné à tout le monde gratuitement. Chacun a droit à sa propre Pléiade. C'est un geste neuf, intéressant. C'est un peu comme si on avait accès au gueuloir de Flaubert ».

Michel Paquot
Janvier 2011

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Michel Paquot est journaliste indépendant.