Posthume et politique : l'autobiographie de Sartre en Pléiade
guerre

Dans sa notice des Carnets de la drôle de guerre, Juliette Simont rappelle que Philippe Lejeune avait déjà identifié ces trois périodes de crise chez Sartre : la guerre, le compagnonnage de route avec le PC, la période mao, et remarqué qu'elle avait suscité à chaque fois une forme de réflexivité : les Carnets de la drôle de guerre, Les Mots et les entretiens que Sartre eut à la fin de sa vie avec Beauvoir, M. Contat, Benny Lévy, M. Sicard, J. Gerassi, etc. À chaque fois, l'enjeu était fondamental : on dirait volontiers l'histoire, la politique, le social. À chaque fois, le travail réflexif que Sartre a fait sur sa situation a donné lieu à une grande œuvre philosophique : d'abord, L'Être et le Néant, ensuite la Critique de la Raison dialectique, enfin L'Idiot de la famille. La publication en Pléiade des écrits autobiographiques de Sartre nous fait pénétrer très profondément dans le « laboratoire » de Sartre, au faîte des deux premiers moments de crise, lorsqu'« un va-et-vient s'établit entre l'élaboration philosophique et l'introspection, comme si le vécu de Sartre devenait une sorte de "laboratoire". » (Ph. Lejeune, cité p. 1374) Les 6 carnets conservés des Carnets de la drôle de guerre témoignent de l'élaboration d'une première réflexivité autobiographique, lorsque Sartre est mobilisé en Alsace de septembre 1939 à juin 1940. Plusieurs écrits datés de 1951-1955, La Reine Albemarle ou le dernier touriste, mais aussi le « Cahier Lutèce » et une « Relecture du Carnet I », sont l'équivalent pour la période suivante.

On pourrait s'arrêter longuement sur cette notion de crise, qui est chez Sartre inextricablement existentielle et politique. Elle traverse le volume, qui en donne quelques exemples frappants.  On savait que Sartre s'était fait injecter de la mescaline lorsqu'il rédigeait ses ouvrages sur l'imaginaire. On peut désormais lire les « Notes sur la prise de mescaline » que Sartre a rédigées en 1935, avant de fictionnaliser son expérience dans La Nausée et dans « La Chambre ». On découvre aussi, au détour d'un des fragments de La Reine Albemarle2, très beau, le récit d'une crise d'épilepsie. Sur le coup, Sartre ne pense pas à Gustave Flaubert et à la crise qui frappe celui-ci, à Pont-l'Évêque, en janvier 1844. Il se rappelle la réaction horrifiée des bourgeois de La Rochelle confrontés à la scène « Je connais les paniques des foules bourgeoises quand quelqu'un au milieu de la rue perd sa dignité, cesse d'être un homme de droit divin pour devenir bête. Il y a de la peur alors dans les yeux ou une curiosité sadique et qui s'effraie d'elle-même ». À Venise, en revanche, rien de sinistre : « Combien de fois j'ai pensé, dans une de ces foules clairsemées – au café, au théâtre –, si je tombais, si je me mettais à crier, je serais seul, totalement seul. Mais ici il n'y a pas de solitude. Cette crise d'épilepsie, c'est un événement qui arrive à tous. Et c'est un événement quotidien comme la fatigue, les accidents de travail, la tuberculose des gosses ; il est arrivé à cette foule de receler une crise d'épilepsie ». Et ceci encore : « Ils ne regardent pas : ils se tournent vers l'endroit où cette foule dont ils sont les membres a été blessée [,] comme si chacun était l'épileptique, comme si c'était à lui que la crise arrivait. [...] L'événement était si quotidien, si prévu – sous une forme ou sous une autre – par tous, ils étaient si habitués à ces accidents de la misère où l'on doit sur le champ porter secours que tout se déroulait presque comme un rite. Et tous ces visages qui poursuivaient leurs rêves, on aurait dit qu'ils ne distinguaient plus cette misère de la leur, ils avaient détourné la tête, ils pensaient à tout, aux impôts, au prix de la vie, à la femme encore enceinte, à leurs douleurs rhumatismales et c'était la même chose, c'était une manière de penser au garçon ». (p. 837-839)

Il est inutile de commenter trop longuement. On reconnaît l'ambition de Sartre ici, dans son projet de faire une histoire de l'Italie, comme ailleurs : trouver les moyens d'articuler l'objectif et le subjectif (cf. p. XXXVI et p. 1497), d'engrener l'observation de détail sur une réflexion totalisante, ou, comme le dit très justement G. Philippe, de « prendre pour support de la réflexion non plus ce qui se donne d'emblée comme vigoureusement pittoresque mais la banalité même du quotidien » et d'en dégager le sens « comme le résultat de données historiques et sociales envisagées sur fond d'histoire longue. » (p. 1496) On laissera le mot de la fin à J.-F. Louette, dont le moindre mérite n'aura pas été de montrer, avec rigueur et légèreté, comment Sartre a pu endosser un genre, l'autobiographie, dont il avait toutes les raisons de se méfier : « De son enfance il ne donne pas l'exacte vérité, d'ailleurs introuvable, mais une version – à la fois politisée, et brillantissime, sommet de son œuvre autobiographique. » (p. LIII)

Et ceci quand même, parce qu'il ne peut être question pour un philosophe de la liberté de coïncider avec soi, à peine de se défaire et de disparaître tout à fait, cette marque d'humour, d'ironie, simplement de rire – pour toutes celles qui traversent avec la même légèreté les écrits autobiographiques de Sartre et leur commentaire –, dans ce bref échange, rapporté par S. de Beauvoir, entre Sartre et une de ses auditrices : « "Que pensez-vous de vous, Monsieur Sartre ? »" [...] "Je ne sais pas, répondit-il en riant, je ne me suis jamais rencontré. – Oh ! que c'est dommage pour vous !" dit-elle avec élan. » (cf. p. LIII)

Grégory Cormann
Décembre 2010

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Grégory Cormann est spécialiste de la philosophie française contemporaine, il co-organise, avec Florence Caeymaex, les activités du Groupe belge d'Études Sartriennes, groupe de contact FNRS. Il est aussi membre de l'équipe Sartre de l'ITEM (ENS-CNRS) et responsable de L'Année sartrienne, bulletin interne du GES  international.


 

2 C'est probablement le sens qu'il faut donner au choix énigmatique du titre du projet d'ouvrage de Sartre sur l'Italie. Nul ne sait exactement comment il faut comprendre cette Reine Albemarle. Référence à l'enfance de Sartre (M. Contat a jadis suggéré que Albe-Marle, c'était Anne-Marie, la mère de Sartre), référence littéraire (J.-L. Cornille a récemment défendu l'hypothèse que c'est Mallarmé qui se cache sous l'étonnant patronyme), référence politique (pourquoi pas ? au duc d'Aumale, fils du roi Louis-Philippe, qui en 1843 bat Abdelkader en point d'orgue de la conquête française de l'Algérie), tout cela et d'autres choses en même temps (cf. p. 1499-1502). L'important est d'affoler le langage, de pousser le langage jusqu'au point critique où se comprime en lui la totalité d'un homme ou d'une situation, un point proprement intenable, un point-limite au fond où se rejoue le partage de l'impuissance et de la puissance. De l'importance politique de l'hallucination et de la rêverie onomastiques chez Sartre.

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