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Flash sur Yasmina Khadra, écrivain

13 décembre 2010
Flash sur Yasmina Khadra, écrivain

mots

L'écrivain algérien francophone Yasmina Khadra, de son vrai nom Mohammed Moulessehoul, a reçu le 25 novembre dernier, à Liège, le prix "Campus de Cristal" 2010, distinction octroyée chaque année par la Haute école de la Province de Liège à une personnalité du monde médiatique. En soirée, Y.K. participait à une rencontre publique au Palais des Congrès  dans le cadre des Grandes Conférences de Liège sur le thème de  l'obscurantisme. Selon l'ASP, la manifestation aurait accueilli 1700 participants, record qu'aucun écrivain  n'aurait encore enregistré en ces lieux.

Avec Yasmina Khadra, nous assistons bel et bien à un phénomène médiatique. Internationalement reconnue, son œuvre est faite de best-sellers. Les romans touchent à la fois le grand public et les milieux scolaires, sans doute en raison de la dimension éthique et spiritualiste qui éclaire des récits pourtant très sombres. Or si l'humanisme de Khadra  trouve autant de résonances auprès du public occidental, ce n'est pas, comme on a tendance à l'affirmer, parce qu'il parvient à dépasser un « fatalisme »  facilement imputable  aux références musulmanes de son œuvre, mais parce que l'écrivain se plaît à explorer de l'intérieur l'existentiel de ses  personnages qui, lorsqu'ils s'engagent pour ou contre la violence, le font toujours en décalage par rapport à la doxa idéologique dans laquelle ils sont pris. Par rapport à l'obscurantisme,  la trajectoire du personnage de Khadra, qu'elle soit positive ou négative, reste toujours dialogique ou dialectique et c'est dans cet interstice que passent la lumière, la poésie, et un humanisme qui confine, dans la foi et l'amour de l'homme pour la vie, à un spiritualisme  parfois assez simple mais qui place au-dessus de tout la liberté de l'art et de la pensée.  L'homme de Khadra pourtant ne fait pas le poids devant l'organisation scélérate des guerres idéologiques qui lui enlèvent ses rêves et il ne croit pas que passer d'un camp de la violence à l'autre changerait quoi que ce soit à son désastre. Son humanisme est un pacifisme absolu et désespéré, curieusement incarné au cœur des pires guerres de notre temps. Que le romancier raconte son Algérie natale en proie à la guerre civile coloniale et à la déchirure d'un tissu humain que la vie avait uni (Ce que le jour doit à  la nuit), qu'il évoque, dans l' Algérie d'une époque plus récente,  la montée de l'intégrisme criminel (À quoi rêvent les loups), qu'il situe l'action de son récit au cœur du Moyen-Orient, opposant  puissances occidentales et  rébellions islamistes (L'Attentat, Les Sirènes de Bagdad) ou décrive l'enfer du régime des Talibans en Afghanistan (Les Hirondelles de Kaboul).

jour

Mais qu'en est-il de la littérature ? L'écrivain commence par écrire des romans noirs, sortes de polars sociaux (associés à la figure du Commissaire Llob) qui, en dépit des distanciations que permet le genre – notamment l'emploi de la langue verte – , sont traversés par un grand souffle critique et laissent présager de la teneur des romans futurs. Quant à ces derniers, déjà partiellement cités, on y distinguerait volontiers une forme de constante : la vue physique d'un crime, d'un attentat ou encore le premier passage à un acte de violence plonge le personnage-sujet dans l'horreur, lui fait perdre tous ses repères. Il bascule alors dans un état second dont il ne se relèvera plus qu'en  obéissant à « la Cause ». Il devient aussitôt prisonnier du système dont il est la proie. Coupé des siens et de la vie, il se transforme en victime ou en agent de représailles fratricides. Tel semble être le paradigme basique qui souffre évidemment de subtiles variations. Y.K. excelle dans l'introspection de ses personnages. Il nous fait partager les affres de l'humiliation, de la frustration et de l'horreur, décrit ce qui opère chez un homme « comme vous et moi » et que la violence  métamorphose jusqu'à en faire « la mort en marche ». À l'inverse,  un personnage positif comme le héros de L'Attentat, médecin, juif algérien de Tel-Aviv, qui découvre que son épouse est la kamikaze de l'attentat dont il recueille les blessés dans son hôpital,  accomplit une tout autre trajectoire : décidant de comprendre, il ira jusqu'en Afghanistan affronter les instigateurs du crime et retrouvera, au prix de sa vie, la lumière de la vérité.

hirondelles

Le substrat autobiographique présent dans la plupart des récits permet des échappées poétiques dans ce monde des ténèbres. C'est là que l'écrivain  libère son lyrisme et sans doute ses propres fantômes (l'on sait, qu'en tant que militaire gradé de l'armée nationale algérienne, il a fréquenté de près le terrorisme dont il parle). Magistrale est à cet égard la finale du roman Les Hirondelles de Kaboul qui atteint au tragique poétique le plus pur. C'est le cas également  de  l'agonie du médecin, héros de L'Attentat qui, arrivé au terme de sa quête de vérité, entre dans la mort comme dans un rêve d'enfant : « (...) dans une chorégraphie magique, les murs se redressent, les poutres au plafond se recouvrent de tuiles ; la maison de son grand-père est debout dans le soleil, plus belle que jamais ».  Mais à travers le romantisme désespéré de ses héros, Khadra met à nu les froides logiques des pouvoirs et des idéologies qui s'affrontent.

C'est la fameuse  trilogie sur les guerres au Moyen-Orient  qui consacre  la renommée internationale de l'écrivain : romans, situés respectivement en Afghanistan (Les Hirondelles de Kaboul), à  Tel-Aviv (L'Attentat), en Irak et à Beyrouth (Les Sirènes de Bagdad). L'écrivain y explore les fondements subjectifs, religieux, culturels et économiques de la guerre entre Orient islamique et Occident  capitaliste. La trilogie de best-sellers est toutefois encadrée d'un roman de nature autobiographique (L'Ècrivain), qui a toute son importance. S'y trouve définie la posture humaniste de l' « écrivain » face à la force du pouvoir militaire.  Par ailleurs, dans ce roman sur sa propre jeunesse brutalement amputée de la tendresse familiale, Y.K.  livre à son lecteur les principaux thèmes sensibles du jardin secret de ses souvenirs liés à sa première enfance algérienne. Thèmes que l'on retrouvera transposés dans deux récits touchant de plus près à l'expérience algérienne déjà citée (Ce que le jour doit à la nuit, À quoi rêvent les loups ).

 

 
Résumé  du roman  Les Sirènes de Bagdad
 
sirenes
« Je suis un Bédouin, né à Kafr Karam, un village perdu au large du désert irakien », un village où il ne se passe rien, mais où prime un  code d'honneur enraciné. Un village à côté de l'histoire qui se passe du côté de la ville, dans un autre monde. Pourtant, au moment où le livre commence, le héros est arrivé à Beyrouth, ville qu'il juge pleine de mensonges et de compromis.  Il entame  une discussion de fond avec le docteur Jalal. Le docteur est libéré des tabous, il a fréquenté les universités européennes où il a longtemps enseigné se prêtant dans les média pour témoigner à charge du « déviationnisme criminel » du Jihad armé. Puis « sans crier gare », il s'est retrouvé aux premières loges de l'Imanat intégriste.  Déçu par ses collègues occidentaux, se sentant bafoué, injustement sous-qualifié , en un mot traité en « bougnoule de service », il avait pris conscience du racisme intellectuel des chapelles bien-pensantes de l'Occident.  Aujourd'hui, après quelques temps de soupçons, il est devenu l'orateur de la « Cause ». La suite du récit constitue un long flash-back dans le passé immédiat du jeune villageois nouvellement débarqué. On découvre qu'il en est arrivé là pour défendre l'honneur de son père maltraité par les forces de la coalition irako-américaine au point que son fils a subi l'humiliation (dans sa culture, c'est un « blasphème ») de voir son vieux père trainé à terre, quasi nu, et découvrant ses parties génitales. Le monde a basculé alors  pour le jeune Bédouin comme il a basculé dans l'horreur le jour du mariage des  Haïtem  où les missiles ont charcuté tous les civils présents à  la noce. Tout l'univers de Kafr Karam s'est effondré dans cet événement relaté comme un simple fait divers par les medias occidentaux. Il s'agit de ne pas rester dans la honte. Lui, notre personnage,  n'a plus le droit de vivre avant d'avoir été lavé de la honte, c'est ce qui l'amène à la ville où il se fait déplumer puis  récupérer par un cousin de son village, Kadem, qui l'héberge et lui trouve un emploi chez un commerçant , Oumar. Ce dernier s'avère faire de la résistance en convoyant des bombes dans ses marchandises. Témoins de tueries entre des ripoux et les résistants d'Oumar ,  voici notre héros engagé dans la mouvance révolutionnaire. Les personnages nombreux qu'il rencontre illustrent les différentes positions que l'on peut prendre éthiquement par rapport au conflit déclaré. Les idées défilent, contradictoires, mettant en avant l'orgueil d'un peuple qui, s'il haïssait le tyran Hussein, et sait reconnaître que tous sont responsables d'avoir laissé aller les choses où elles en étaient venues, ne peut pour autant accepter l'ingérence barbare des GI ni supporter les humiliations qu'ils font subir aux prisonniers. Faut-il croire un instant  à leurs motivations démocratiques, non ! Mais oui à la domination nucléaire, oui au  pétrole, oui, au fait que  l'Irak était le seul état capable de s'opposer à la dominance d'Israël dans le conflit palestino-arabe...Les discussions s'entremêlent, mettant dos à dos des rationalités diverses, mais à travers le réalisme des scènes de violences – la plupart fidèlement calquées sur des événements réels repris dans les médias occidentaux et sur des stéréotypes d'opinion que Khadra place ainsi dos à dos – , le Bédouin poursuit son chemin intérieur :
« J'étais dans mon devoir de laver l'affront, mon devoir sacré et mon droit absolu. Moi-même ignorais ce que ça représentait, comment ça se construisait dans mon esprit ; je savais seulement qu'une obligation incontournable me mobilisait. Je n'étais ni inquiet, ni galvanisé ; j'étais dans une autre dimension où les seuls repères que j'avais étaient la certitude d'aller jusqu'au bout du serment que mes ancêtres avaient scellé dans le sang et la douleur depuis qu'ils avaient placé l'honneur par-dessus leur propre vie.
 -Est-ce que tu m'écoutes, cousin ?
- Oui.
- Les agissements des fedayin  nous rabaissent aux yeux du monde...Nous sommes les Irakiens, cousin. Nous avons onze mille ans d'histoire derrière nous. C'est nous qui avons appris aux hommes à rêver.
Il vida d'un trait sa tasse et passa le revers de sa main sur ses lèvres.
- Je n'essaye pas de t'influencer.
- Je sais très bien que c'est impossible. (....) »
Pourtant, l'intervention morale de « l'écrivain » convainc in extremis le docteur Jahal et le jeune villageois révolté, prêt au sacrifice de sa vie pour répandre un virus inconnu dans la foule londonienne, de ne pas partir.  En fait,  « les sirènes de Bagdad » ne désignent pas seulement les sirènes de guerre tonitruante.  Elles sont  aussi le nom d'un chant conçu par un modeste artiste du village irakien de Kafr Karam  qui fut victime du carnage général.
 

L'écriture

ecrivain

L'œuvre de Y.K. oscille entre le récit d'un réel identifiable et l'œuvre de fiction mais l'une et l'autre dimensions s'harmonisent dans sa création en raison de la richesse d'un style proprement polyphonique. Il faut avant tout souligner le lyrisme lumineux de la langue narrative du romancier, porteuse par elle-même de cultures, à la fois française et arabo-berbère. Y.K exploite dans sa langue d'écriture le patrimoine historique ancestral des peuples nomades de l'Arabie (heureuse), foyer de tous les fondements mythiques des religions révélées et c'est là une veine de sa poétique : faire entendre, en contrepoint, ce qui, aujourd'hui, fait tristement silence de la haute culture des régions dont il témoigne dans ses récits, lui qui se présente avant tout  comme un Bédouin. Ce multiculturalisme se traduit dans sa langue et sa poétique comme le silence nécessaire à une nouvelle expressivité stylistique de la langue française, renouvelée par des registres inattendus, des formules rhétoriques inédites, des images à double fond, où le concret débouche sur l'immatériel (notamment, grâce à l'emploi privilégié du pluriel poétique de mots abstraits), où enfin, par la récurrence de mots- fétiches, vient se nicher  le charme surréel d'une culture maternelle à jamais rémanente. Ainsi en est-il du terme « friselis » qui renvoie aussi bien à la caresse de la brise d'un lieu unique dans la mémoire de l'écrivain qu'au parfum rapproché d'une présence féminine qui se dérobe comme la grâce des temps anciens. 

Yasmina Khadra nous offre une écriture à nulle autre pareille, qui parvient à transcender la nature extrême de la déperdition humaine et morale qu'il décrit chez ses personnages. Cette écriture, qui use souplement de tous les registres d'une communication et que je n'hésiterais pas à qualifier de transculturelle, nous interpelle au niveau des émotions et nous oblige à dépasser nos clivages idéologiques politiquement corrects et  nos conformismes douillets. Ainsi, Yasmina Khadra, auteur de best-sellers,  est-il  un véritable écrivain en ce qu'il sait  nous faire partager par son art d'écrire l'urgente nécessité d'une restauration des  valeurs de l'humanisme séculaire que reflètent encore les terres atrocement flétries qui lui sont chères, celles-là mêmes qui  furent le berceau de notre civilisation.

Danièle Latin
Décembre 2010

icone crayon

Danièle Latin enseigne la littérature africaine à l'ULg. Ses recherches actuelles portent sur les problématiques linguistiques et littéraires au Sud, spécialement en Afrique sub-saharienne.


 

Éléments de bibliographie
Houria 1984 - Editions ENAL Alger
Amen 1984 - à compte d'auteur Paris Double Blanc 1998 - Baleine Paris
La fille du pont 1985 - ENAL Alger                                                                                                                       
El Kahira 1986 - ENAL Alger                                                                                              
De l'autre côté de la ville 1988 - L'Harmattan Paris
Le dingue au bistouri 1990 - Laphomic Alger
La Foire des Enfoirés 1993 - Laphomic Alger                                                                                                        
Le privilège du phénix 1989 - ENAL Alger
Morituri 1997 - Baleine Paris                                                                                                      
L'automne des chimères 1998 - Baleine Paris
Les Agneaux du Seigneur
, Paris, Julliard, 1998 (Pocket, 1999)
À quoi rêvent les loups
, Partis, Julliard, 1999 (Pocket, 2000)
L'Écrivain
, Paris, Julliard, 2001 (Pocket, 2003)
L'Imposture des mots
, Paris, Julliard, 2002 (Pocket, 2004)
Les Hirondelles de Kaboul,
Paris, Julliard, 2002 (Pocket, 2004)
Cousine K.,
Paris, Julliard, 2003 (Pocket, 2005)
La Part du mort
, Paris, Julliard, 2004
L'Attentat,
Paris, Julliard, 2005 (Pocket, 2006)
Les Sirènes de Bagdad,
Paris, Julliard, 2006 (Pocket, 2007)
Ce que le jour doit à la nuit
, Paris, Julliard, 2008 (Pocket, 2009)
L'Olympe des infortunes
, Paris Julliard, 2010.
Chez Folio :
La Part du mort
Morituri
Double Blanc
L'Automne des chimères
Chez Après La Lune :
La rose de Blida
 


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