Le plus digne représentant du lointain passé gastronomique liégeois demeure sans conteste Lancelot de Casteau. Maître-queux de trois princes-évêques dans la deuxième moitié du 16e siècle, il a élaboré une cuisine de cours typique de son époque. Son ouvrage, l'Ouverture de cuisine (1604), est le premier recueil de recettes imprimé dans nos régions.
Le chapon bouilli au citron et à la moelle, un syncrétisme entre le Nord et le Sud
La première recette du recueil de Lancelot de Casteau est le « chapon bouilli ». Ce mets savoureux recèle plus d'une surprise. Il nous fait voyager à travers deux continents et nous entraîne dans les principales difficultés de la gastronomie historique, régulièrement confrontée au manque de précisions des auteurs anciens. Enfin, il nous invite à nous pencher sur deux autres recettes à base de moelle, la moulle de bœuf en potage, version salée et version sucrée.
Le chapon bouilli de Lancelot et des autres
Chapon boully quand il est quasi cuit, mettez dedans rosmarin, marjolaine, fleur de muscade, un limon salé couppé par tranches, un reumer1 de vin blanc, ou verju, & du beurre, des os de mouelle de bœuf, & les laissez bien esteuver ensemble, de rostyes de pain blanc dessous2.
Sous le patronyme apparemment anodin de Chapon boully se cache une recette relativement précise. Soixante ans avant l'Ouverture de cuisine, elle apparaît dans Le grand cuisinier de toute cuisine (Lyon, 1543 ou 1544) sous le même nom. Elle comporte également du chapon, de la moelle de bœuf ainsi que du verjus. Néanmoins, les aromates diffèrent. Lancelot utilise du romarin, de la marjolaine et du macis alors que Le grand cuisinier met de la sauge, de l'hysope, du persil et du safran. Enfin, ce dernier lie la sauce au jaune d'œuf et au pain blanc quand Lancelot ne recourt qu'au pain grillé3.
Une recette beaucoup plus proche de celle de Lancelot se trouve dans le livre anglais A proper new Booke of Cokerye (1557). Le chapon étuve dans le bouillon des os à moelle avec du romarin, du macis, du persil et du verjus. Il est dressé sur les rôties de pain avec la moelle (ce que Lancelot ne précise pas) et la sauce4.
Une différence de taille sépare nettement la recette de l'Ouverture de cuisine et celle du Booke of Cokerye. Là où le livre anglais met des pruneaux, Lancelot utilise du citron confit dans du sel, spécialité nord-africaine très appréciée dans la cuisine occidentale. Cet ingrédient donne un goût particulier à la recette qui, du coup, rappelle davantage le poulet au citron arabe, que le chapon bouilli nord-européen. Comme l'a très bien montré l'historienne Liliane Plouvier, la recette de laymuniyya (plat au citron) est déjà présente à Bagdad au 10e siècle et a traversé le monde arabe pour finir dans les livres de cuisine de l'occident latin, dont le Liber de coquina (Italie, 14e siècle), sous le nom de limonia5. Probablement sans le savoir, Lancelot de Casteau a réalisé un syncrétisme entre une recette qu'on ne retrouve que dans le Nord, le chapon bouilli avec os à moelle, et une recette typiquement du Sud, le poulet au citron.
La réalisation de la recette
Lorsqu'on se trouve face à une recette ancienne, le problème principal demeure le manque de précision quant aux quantités, aux temps de cuisson et aux procédés. C'est pourquoi de nombreux plats nécessitent plusieurs essais avant d'être mis au point. Et encore, faut-il que chaque élément de la recette reconstituée corresponde aux habitudes culinaires de l'époque.
Une première conclusion s'impose à la lecture du texte. Lancelot apprécie les longues cuissons. C'est normal et cela correspond parfaitement avec les conclusions des historiens travaillant sur les textes médiévaux et modernes. Notre chapon est d'abord bouilli jusqu'à presque cuisson et est ensuite longuement étuvé. Un indice nous aide afin d'estimer le temps nécessaire à cette dernière étape. La volaille mijote avec des os à moelle, qui prennent ¾ d'heure pour cuire. Si nous travaillons sur un poulet moyen d'environ 1kg200, nous pouvons donc le précuire ½ heure et l'étuver ensuite ¾ d'heure au moins.
Nous avons pris le parti de réaliser la recette avec un poulet, plutôt qu'un chapon, plus facile à trouver et meilleur marché.
Deux ingrédients n'existent pas en grande surface. Le verjus, à savoir un jus de raisin immature, se vend en épicerie fine. Si vous n'en trouvez pas, utilisez simplement un vin blanc, comme le conseille Lancelot de Casteau. Le citron confit dans une saumure se trouve facilement dans les épiceries nord-africaines.
Il se peut que vous ne trouviez pas de marjolaine. Dans ce cas, prenez de l'origan, ce qui revient quasiment au même. Contrairement à Lancelot, nous conseillons de mettre la marjolaine ou l'origan en fin de cuisson, afin qu'il garde tout son arôme.
Les ingrédients (pour 4 personnes)
1 poulet de 1kg200, ½ l d'eau, 4 os à moelle, 3 ou 4 branches de romarin, 5 ou 6 branches de marjolaine ou d'origan, macis, 1 citron confit, 15 à 20 cl de vin blanc ou de verjus, 50 g de beurre, 2 tranches de pain grillées.
Procédé
- Disposez le poulet dans une casserole à sa dimension et versez ½ litre d'eau. Si vous le désirez, ajoutez un petit peu d'oignon, de carotte, de poireau et de céleri pour ajouter du goût au bouillon (en sachant qu'on ne procède pas de cette manière au 16e siècle. Le bouquet garni n'apparaît que plus tard, dans la cuisine française classique). Laissez bouillir ½ heure.
- En fin de cuisson, retirez le poulet et coupez-le en 4 morceaux. Dégraissez le bouillon si vous le désirez.
- Si vous le désirez également, passez le bouillon et transvasez-le dans une casserole propre. Disposez les tranches de pain grillées dans la casserole avec le bouillon.
-
- Récoltez la moelle pour le dressage.
Dressage
-
- Deux autres recettes à base de moelle chez Lancelot de Casteau
Comme c'est le cas régulièrement dans l'Ouverture de cuisine, le même ingrédient est décliné de deux manières. La première avec une sauce sucrée aromatisée à la cannelle et la seconde avec une sauce non sucrée, sans cannelle et avec des herbes. La moelle de bœuf n'échappe pas à la règle.