Le mythe de la jeunesse : Sartre et les générations des Trente Glorieuses

Les appelés d'Algérie

Or, c'est précisément la question de la violence qui est au centre de la réflexion sartrienne au moment de la guerre d'Algérie. Sartre s'engage dès 1956 en faveur de l'indépendance algérienne et, comme beaucoup d'autres intellectuels, il proteste contre la torture que pratique l'armée française. Face à cette guerre coloniale injuste, Sartre prendra également position pour le droit à l'insoumission. Mais ce faisant, il sera confronté à une génération de jeunes Français, les appelés du contingent, dont l'expérience historique de la violence restera pour lui extrêmement problématique.

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Cette génération de jeunes hommes appelés à faire leur service militaire, ou à le prolonger, en Algérie, est certes contrainte de faire cette « guerre sale », mais en même temps accepte d'en être. Avec la mobilisation des conscrits, c'est presque la totalité de la jeunesse française qui est impliquée et embarquée dans l'Histoire :

Les jeunes gens que les circonstances mettent au pied du mur, que savent-ils d'eux-mêmes ? Les résolutions qu'ils prennent ici, ils devinent qu'elles leur paraîtront abstraites et vides, le jour venu, qu'ils seront remis en question tout entiers par une situation imprévisible et qu'il leur faudra décider là-bas, seuls, de la France et d'eux-mêmes. Ils partent ; d'autres reviennent, qui ont mesuré leur impuissance et dont la plupart gardent un silence rancuneux. La peur naît : peur des autres, peur de soi ; elle gagne tous les milieux. Victime et bourreau ne font plus qu'une seule image : et c'est notre image. Dans les cas extrêmes, en effet, la seule façon de refuser l'un des deux rôles, c'est de revendiquer l'autre. Une victoire », dans L'Express, no 350, 6 mars 1958, repris dans Situations, V, Paris, Gallimard, 2005 [1964], pp. 73-74)

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Dans l'article qu'il rédige pour L'Express au moment de la sortie du témoignage d'Henri Alleg, La Question, Sartre décrit une jeunesse, celle des appelés, diamétralement opposée à celles qui l'avaient exalté jusque-là et qu'il retrouvera dans les années 1960 à Cuba et lors des événements de Mai. L'inexpérience, par définition propre au jeune âge, alors qu'elle fut toujours associée à la pureté et à l'action spontanée, prend ici un tour négatif qui conduit à ce que l'auteur de l'article nomme « l'impuissance ». Sartre parle à plusieurs reprises d'une jeunesse qui, à l'image de la société entière, est désinformée et manipulée par les autorités et les médias (ce mensonge généralisé qui aboutira à la honte nationale comme en 40-45). Les attributs habituellement conférés à la jeunesse (l'énergie, la colère, l'imagination,...) se retournent ici contre elle-même puisqu'ils sont mis au service d'une guerre indigne où le Français est l'oppresseur et donc responsable de la violence première. En outre, la rage fait place ici à la peur et le potentiel contestataire au silence, faisant de la génération des appelés la génération de l'incommunicable.

Dans cet extrait, Sartre pointe également la question du refus, acte révolutionnaire par excellence, mais qui, cette fois, non seulement n'est plus l'apanage de la jeunesse, mais en outre revient à choisir entre la position de bourreau et celle de victime. Il s'agit bien ici d'un conflit piégé où les héros positifs n'ont pas de place. Cependant, les insoumis incarneront le seul espoir vers lequel Sartre se tournera et qu'il soutiendra avec force et conviction au début des années 1960.

Jusqu'ici, ceux qui osaient porter témoignage, c'étaient des rappelés, des prêtres surtout ; ils avaient vécu au milieu des tortionnaires, leurs frères, nos frères ; des victimes, ils ne connaissaient le plus souvent que les cris, les blessures, les souffrances. Ils nous montraient des sadiques courbés sur des loques de chair. Et qu'est-ce qui nous distinguait de ces sadiques ? Rien, puisque nous nous taisions : notre indignation nous paraissait sincère, mais l'aurions-nous gardée si nous avions vécu là-bas ? N'aurait-elle pas fait place au dégoût universel, à une morne résignation ? Pour ma part, je lisais par devoir, je publiais parfois et je détestais ces récits qui nous mettaient en cause impitoyablement et qui ne laissaient pas un espoir.  Une victoire », dans L'Express, no 350, 6 mars 1958, repris dans Situations, V, Paris, Gallimard, 2005 [1964], pp. 75-76)

Au milieu de ce marasme, une figure émerge pour Sartre, celle d'Henri Alleg, qui, par sa dénonciation de la torture qu'il avait lui-même subie sans céder, met la France entière face à ses responsabilités. Son témoignage atteste de la possibilité de résister, non plus en choisissant d'être une victime, mais en devenant acteur de l'Histoire. Ce cas est intéressant en ce que Alleg a près de quarante ans (et n'est donc pas un jeune), est journaliste et membre du Parti communiste, ce qui le dote de l'expérience qui fait précisément défaut aux jeunes appelés.

Il apparaît clairement que, pour la première et unique fois, Sartre rencontre dans la génération des appelés une jeunesse dont il ne sait que faire et dont la place dans l'Histoire reste pour lui opaque. Le philosophe de la jeunesse de l'immédiat après-guerre, le commentateur enthousiaste de la jeune révolution cubaine et l'intellectuel vieillissant intégralement dévoué aux étudiants révoltés de Mai se heurte dans cette seconde moitié des années 1950 à une jeunesse silencieuse, à laquelle il ne sait comment parler. Ce malaise et cette ambiguïté sont tels que Sartre, pour traiter la question, sera contraint de transposer la figure de l'appelé à celle du jeune soldat allemand pendant la Seconde Guerre mondiale : c'est le personnage de Frantz dans Les Séquestrés d'Altona, pièce de théâtre dont la première a lieu à Paris le 23 septembre 1959, soit en pleine guerre d'Algérie.

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Mon sujet, c'est un jeune qui revient d'Algérie, qui a vu là-bas certaines choses, qui y a peut-être participé, et qui se tait. Impossible de le mépriser, de l'éloigner de nous par le comique – impossible théâtralement et même politiquement. Car enfin la situation française exige aussi que l'on récupère de tels hommes, en dépit des saloperies qu'ils ont pu faire. [...] Il faut montrer les gens après. Ils ont été des bourreaux, ils ont accepté de l'être : comment vont-ils s'en arranger ou ne pas s'en arranger ? Mon sujet idéal, c'eût été de montrer non seulement celui qui revient, qui s'est constitué tel qu'il est, mais sa famille autour de lui, autour de son silence. Il est là comme un ferment grâce auquel les contradictions se multiplient, et lui-même n'est que contradictions... À partir de là, il serait possible d'esquisser, théâtralement, une véritable étude sociale. Dans Les Séquestrés, j'ai gonflé ce sujet jusqu'au mythe. (« Les Séquestrés d'Altona nous concernent tous », entretien avec Bernard Dort, dans Théâtre populaire, no 36, 4e trimestre 1959).

Cette transposition de la situation des appelés français à l'Allemagne nazie dit avec force le tragique du rapport à l'Histoire dans lequel est plongée la France et avec elle sa jeunesse : cette dernière, qui a eu pour seul horizon historique le mythe des héros résistants, se voit assimilée aux tortionnaires nazis. C'est ce renversement des rôles qui, dans les faits, constitue l'expérience historique de cette génération et la condamnera au silence et à l'oubli. Sartre l'a d'emblée perçu et c'est sans doute la raison pour laquelle il accueillera avec tant de ferveur la génération nouvelle de 68, aisément compatible avec le mythe de la jeunesse qu'il s'est forgé depuis toujours et parfaitement profilée pour lui faire oublier la génération des appelés, qui reste la mauvaise conscience de la France d'après-guerre.

Sarah Sindaco
Décembe 2010

 

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Sarah Sindaco est doctorante en Langues et littératures françaises et romanes de l'ULg. Ses domaines de
recherche privilégiés sont la littérature française du XXe siècle et l'approche sociocritique des textes.

 

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