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Le mythe de la jeunesse : Sartre et les générations des Trente Glorieuses

14 décembre 2010
Le mythe de la jeunesse : Sartre et les générations des Trente Glorieuses

Les innocents avaient vingt ans, c'étaient les soldats ;
les coupables en avaient cinquante, c'étaient leurs pères.

(Jean-Paul Sartre, Les Séquestrés d'Altona, 1959)
 
causedupeuple

Si, dès le milieu des années 1950, Jean-Paul Sartre n'est plus la figure intellectuelle dominante qu'il était à la Libération, il reste néanmoins une des personnalités incontournables de la période des Trente Glorieuses (1946-1975). On le voit présent sur (presque) tous les fronts de l'actualité politique, qui est alors largement tributaire de la Guerre froide et du processus général de décolonisation : il multiplie les prises de position dans la presse, les meetings, les manifestations ou encore les pétitions, en France comme à l'étranger.

Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Jean Edern Hallier distribuent La Cause du Peuple en 1970

Le moteur des interventions sartriennes a toujours été la recherche d'un nouvel espoir révolutionnaire, lequel a fini pour lui par s'incarner dans la jeunesse et dans son potentiel de contestation. C'est cette confrontation de Sartre avec le mythe de la jeunesse que nous voudrions évoquer.

L'émergence de « la jeunesse »

La France, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, connaît de profonds bouleversements sociaux, économiques et culturels. Elle doit concilier un projet radical et brutal de modernisation (urbanisation massive, comprenant notamment le remodelage de Paris et la construction des dits « nouveaux ensembles » ; industrialisation féroce sur le modèle fordiste hérité des États-Unis, etc.) et la perte de ses colonies, qui correspond à un recul immédiat de la France sur l'échiquier des grandes puissances et à un mouvement de repli du pays sur lui-même.

Charles de Gaulle, incarnation de « l'homme providentiel », renforce par compensation le mythe d'un État fort et indépendant tandis qu'est encouragée l'émergence d'une classe moyenne dépolitisée. Dans les faits cependant, le pouvoir, capitaliste et dirigiste, tend de plus en plus à s'exercer à travers une nouvelle bourgeoisie de cadres supérieurs et de hauts fonctionnaires issus des « grandes écoles ». C'est dans cette perspective que la modernisation de la France exige la formation d'un effectif important de cadres et de techniciens, qu'accueilleront les universités nouvelles, implantées en banlieue et d'où partira la contestation de Mai 68.

Suite à l'intensification, dès 1945, des politiques natalistes (allocation destinée à la mère au foyer, prime de naissance accordée aux femmes ayant un enfant dans les deux premières années de leur mariage), la société française voit l'apparition de la génération dite du « baby boom ». Celle-ci va bientôt se constituer en une véritable « classe adolescente », qui bénéficiera de toute une série de mutations sociales engendrées par les Trente Glorieuses : la démocratisation des études, l'abaissement de l'âge légal de majorité de 21 à 18 ans en 1974, l'émancipation de la femme (à qui le droit de vote n'a été accordé qu'en 1944 et dont les luttes aboutiront notamment, sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, à la loi sur l'interruption volontaire de grossesse et à l'autorisation du divorce par consentement mutuel), etc. Ces changements considérables et l'importance numérique de cette génération lui offrent l'occasion de développer toute une culture de la jeunesse et la possibilité d'affirmer sur la scène publique ses propres revendications (avec pour point culminant la révolte de Mai 68).

On peut observer différentes manifestations de cette prise de pouvoir (symbolique) par la jeunesse, une des plus visibles étant probablement l'irruption de la génération Yéyé dans les années 1960. Cependant, cette émancipation des femmes et des jeunes en fera aussi les cibles permanentes de la société de consommation, fraîchement importée des États-Unis, et l'objet d'une récupération systématique (le nouveau foyer moderne pour les premières, l'industrialisation des médias et de la culture pour les seconds...).

Le « phénomène Sartre » à la Libération

Singulièrement, cette centralité de la jeunesse est au cœur même de la trajectoire sartrienne et c'est à elle que Sartre doit son émergence publique dans les années d'immédiat après-guerre. À titre privé et dès le début des années 1930, ce dernier, en tant que professeur de lycée, accordait une priorité aux relations avec la jeunesse, prétendant rejeter les hiérarchies instituées. Lui et Simone de Beauvoir aimaient à s'entourer d'un petit groupe d'anciens élèves (Jacques-Laurent Bost, Olga Kosakiewicz...) sur lesquels ils exerçaient en réalité un véritable ascendant charismatique.

Malgré cette proximité recherchée avec les jeunes, rien ne laissait prévoir à la Libération le raz de marée sartrien. L'homme s'impose comme le nouveau maître à penser de la jeunesse d'après-guerre, reprenant ainsi un rôle qu'antérieurement des personnalités telles que Maurice Barrès (« le Prince de la jeunesse ») et André Gide (le moraliste sulfureux des Nourritures terrestres) avaient tenu.

beauvoir

L'existentialisme sartrien devient par excellence la philosophie de cette nouvelle jeunesse, issue de la Seconde Guerre mondiale et à laquelle Sartre a su s'adresser en lui procurant une vision du monde et une morale qui correspondent à son expérience historique et à ses aspirations. Il se fait le porte-parole d'une génération qui n'est certes pas la sienne, mais qu'il réussit à incarner, jusques et y compris dans son association à la vie festive de Saint-Germain-des-Prés. Simone de Beauvoir décrit parfaitement dans ses mémoires cette euphorie partagée avec une jeunesse qui découvrait la liberté en 1945 :

Avoir vingt ou vingt-cinq ans en septembre 44, cela paraissait une énorme chance : tous les chemins s'ouvraient. Journalistes, écrivains, cinéastes en herbe discutaient, projetaient, décidaient avec passion, comme si leur avenir n'eût dépendu que d'eux. Leur gaieté fortifiait la mienne. Auprès d'eux, j'avais leur âge, sans rien perdre cependant d'une maturité si cher payée que je n'étais pas loin de la prendre pour de la sagesse ; ainsi conciliais-je – dans une fugace illusion – les contradictoires privilèges de la jeunesse et de la vieillesse : il me semblait savoir beaucoup et pouvoir presque tout. (Simone de Beauvoir, La Force des choses, I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972 [1963], p. 21)

Des révolutionnaires cubains aux révoltés de Mai 68

À l'autre bout de la trajectoire sartrienne, Mai 68, où l'on retrouve encore amplifié le privilège que Sartre a toujours accordé à la jeunesse. Alors que ce dernier dit ne pas avoir vu venir les événements de Mai, on constate que, dès les années 1950, Sartre pointe le malaise de la jeunesse française, visible notamment dans le phénomène des « Blousons noirs » qui fait irruption sur la scène médiatique à l'été 1959. En contrepoint de cette jeunesse française « malade » et démobilisée, Sartre découvre avec enthousiasme en 1960 la jeune Révolution cubaine, dirigée par des hommes (Fidel Castro, Ernesto « Che » Guevara,...) qui ont à peine la trentaine.

Il y a, j'imagine, cent autres façons de décrire le style des hommes et le fonctionnement des offices. Pour ma part, je commence par celle-là et je m'y tiendrai ; s'il faut un fil conducteur – et il en faut un – la jeunesse est l'évidence la plus immédiate, la plus indéniable ; elle est partout, elle court les rues ; le soir, face à la mer, elle fait à La Havane l'exercice ; et puis, ici, sans cesser d'être un âge de la vie, elle est devenue une qualité intérieure de ses chefs. En se déclarant révolutionnaire, elle se produisait comme un statut social ; les rapports de travail, les conflits de classe, tout se doublait du rapport fondamental ; celui des jeunes qui subissent leur vie, avec les grandes personnes qui la leur ont faite. Aujourd'hui, sur le chantier, dans les champs, dans un ministère, le travail est jeune. Vraiment jeune. (« Ouragan sur le sucre », France-Soir, 8 juillet 1960)

Beauvoir Sartre - Che Guevara -1960 - Cuba
Ernesto Che Guevara avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Cuba, 1960
(Revista Verde Oliva, 1960 ; Museo Che Guevara - Centro de Estudios Che Guevara en La Habana, Cuba)

Déçu par la sclérose du système soviétique, dirigé par une bureaucratie vieillissante et conservatrice qui ne peut plus incarner l'espoir de la révolution, Sartre trouve en la jeunesse cubaine un nouveau ferment révolutionnaire. Le conflit des fils contre les pères se superpose ici à la lutte des classes telle que le marxisme l'avait érigée en moteur de l'Histoire. Reprenant à son compte la mythologie de la révolte juvénile, Sartre dote les jeunes Cubains d'attributs proprement révolutionnaires : l'angoisse, la colère, l'énergie, la pureté, l'insoumission aux diktats des pères, etc.

nizan

C'est d'ailleurs plongé au cœur des événements cubains que Sartre écrit l'essentiel de son fameux avant-propos à la réédition d'Aden Arabie de Paul Nizan, son condisciple et ami mort en 1940 lors de la débâcle et depuis tombé dans l'oubli. Publié en 1931, ce violent pamphlet contre la société occidentale s'ouvre par une phrase restée célèbre parce qu'elle condense la révolte de la jeunesse dans toute sa pureté et sa rage : « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie ». Dans son avant-propos, Sartre s'adresse à la jeunesse française de 1960 et constate : « Nous n'avons plus rien à dire aux jeunes gens : cinquante ans de vie en cette province attardée qu'est devenue la France, c'est dégradant » (« Paul Nizan », dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 1015). Face à cette impuissance des aînés, Sartre offre la figure de Nizan, ce « jeune mort », comme alternative et comme modèle de révolte permanente et sans concession.

Quand éclate Mai 68, Sartre a soixante-trois ans. Il est quasiment parvenu à son déclin et est pleinement conscient de son effacement progressif. Immédiatement, il comprend et soutient activement les luttes des étudiants, lesquelles coïncident d'ailleurs largement avec ses problématiques et sa conception de l'Histoire : la nécessité d'une praxis politique et culturelle de groupe, le rôle de l'intellectuel et sa fonction dans la société, la critique du communisme, etc. Critique de la raison dialectique, que Sartre avait publié en 1960, fournit les instruments et les grilles de lecture pour comprendre les événements de Mai et montre à quel point ceux-ci sont, pour lui comme pour la jeunesse française, avant tout le terme d'un processus. Dans une interview donnée à chaud à la radio, Sartre se livre dès le 12 mai à une analyse de la situation :

Ces jeunes gens ne veulent pas d'un avenir qui sera celui de leurs pères, c'est-à-dire le nôtre, un avenir qui a prouvé que nous étions des hommes lâches, épuisés, fatigués, avachis par une obéissance totale et complètement victimes d'un système clos, qui se referme sur le travailleur dès le moment où il a l'âge de travailler. [...] La violence est la seule chose qui reste, quel que soit le régime, aux étudiants qui ne sont pas encore rentrés dans le système que leur ont fait leurs pères et qui ne veulent pas y entrer. [...] Dans nos pays occidentaux avachis, la seule force de contestation de gauche est constituée par les étudiants et bientôt, je l'espère, par la jeunesse entière. Cette force de contestation est violente car, au fond, la gauche est violente et elle ne peut être autrement puisqu'on lui fait violence. (Interview donnée le dimanche 12 mai 1968 à Radio-Luxembourg, reproduite dans Michel Contat et Michel Rybalka, Les Écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1980, pp. 463-464)

Reprenant les fondements de la lecture qu'il avait élaborée à propos de la jeunesse révolutionnaire cubaine, Sartre cherche à identifier « l'idée neuve » de Mai 68. Il met en avant deux attributs qui singularisent cette génération émergente : la capacité d'« auto-contestation », garantie d'une société en révolution permanente, et l'imagination, faculté créatrice que Sartre place désormais au cœur de la dynamique révolutionnaire.

Toutefois, ces deux traits ne doivent pas laisser penser que Sartre réduit les événements de Mai à une contestation infantile et « bon enfant » : le processus révolutionnaire ne peut s'accomplir que dans la violence, qui est selon lui une « contre-violence » dès lors qu'elle répond à une violence première, en l'occurrence l'oppression de la société gaullienne (qui se traduit concrètement dans la répression physique exercée par les forces de l'ordre à l'encontre des étudiants contestataires).

Les appelés d'Algérie

Or, c'est précisément la question de la violence qui est au centre de la réflexion sartrienne au moment de la guerre d'Algérie. Sartre s'engage dès 1956 en faveur de l'indépendance algérienne et, comme beaucoup d'autres intellectuels, il proteste contre la torture que pratique l'armée française. Face à cette guerre coloniale injuste, Sartre prendra également position pour le droit à l'insoumission. Mais ce faisant, il sera confronté à une génération de jeunes Français, les appelés du contingent, dont l'expérience historique de la violence restera pour lui extrêmement problématique.

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Cette génération de jeunes hommes appelés à faire leur service militaire, ou à le prolonger, en Algérie, est certes contrainte de faire cette « guerre sale », mais en même temps accepte d'en être. Avec la mobilisation des conscrits, c'est presque la totalité de la jeunesse française qui est impliquée et embarquée dans l'Histoire :

Les jeunes gens que les circonstances mettent au pied du mur, que savent-ils d'eux-mêmes ? Les résolutions qu'ils prennent ici, ils devinent qu'elles leur paraîtront abstraites et vides, le jour venu, qu'ils seront remis en question tout entiers par une situation imprévisible et qu'il leur faudra décider là-bas, seuls, de la France et d'eux-mêmes. Ils partent ; d'autres reviennent, qui ont mesuré leur impuissance et dont la plupart gardent un silence rancuneux. La peur naît : peur des autres, peur de soi ; elle gagne tous les milieux. Victime et bourreau ne font plus qu'une seule image : et c'est notre image. Dans les cas extrêmes, en effet, la seule façon de refuser l'un des deux rôles, c'est de revendiquer l'autre. Une victoire », dans L'Express, no 350, 6 mars 1958, repris dans Situations, V, Paris, Gallimard, 2005 [1964], pp. 73-74)

question

Dans l'article qu'il rédige pour L'Express au moment de la sortie du témoignage d'Henri Alleg, La Question, Sartre décrit une jeunesse, celle des appelés, diamétralement opposée à celles qui l'avaient exalté jusque-là et qu'il retrouvera dans les années 1960 à Cuba et lors des événements de Mai. L'inexpérience, par définition propre au jeune âge, alors qu'elle fut toujours associée à la pureté et à l'action spontanée, prend ici un tour négatif qui conduit à ce que l'auteur de l'article nomme « l'impuissance ». Sartre parle à plusieurs reprises d'une jeunesse qui, à l'image de la société entière, est désinformée et manipulée par les autorités et les médias (ce mensonge généralisé qui aboutira à la honte nationale comme en 40-45). Les attributs habituellement conférés à la jeunesse (l'énergie, la colère, l'imagination,...) se retournent ici contre elle-même puisqu'ils sont mis au service d'une guerre indigne où le Français est l'oppresseur et donc responsable de la violence première. En outre, la rage fait place ici à la peur et le potentiel contestataire au silence, faisant de la génération des appelés la génération de l'incommunicable.

Dans cet extrait, Sartre pointe également la question du refus, acte révolutionnaire par excellence, mais qui, cette fois, non seulement n'est plus l'apanage de la jeunesse, mais en outre revient à choisir entre la position de bourreau et celle de victime. Il s'agit bien ici d'un conflit piégé où les héros positifs n'ont pas de place. Cependant, les insoumis incarneront le seul espoir vers lequel Sartre se tournera et qu'il soutiendra avec force et conviction au début des années 1960.

Jusqu'ici, ceux qui osaient porter témoignage, c'étaient des rappelés, des prêtres surtout ; ils avaient vécu au milieu des tortionnaires, leurs frères, nos frères ; des victimes, ils ne connaissaient le plus souvent que les cris, les blessures, les souffrances. Ils nous montraient des sadiques courbés sur des loques de chair. Et qu'est-ce qui nous distinguait de ces sadiques ? Rien, puisque nous nous taisions : notre indignation nous paraissait sincère, mais l'aurions-nous gardée si nous avions vécu là-bas ? N'aurait-elle pas fait place au dégoût universel, à une morne résignation ? Pour ma part, je lisais par devoir, je publiais parfois et je détestais ces récits qui nous mettaient en cause impitoyablement et qui ne laissaient pas un espoir.  Une victoire », dans L'Express, no 350, 6 mars 1958, repris dans Situations, V, Paris, Gallimard, 2005 [1964], pp. 75-76)

Au milieu de ce marasme, une figure émerge pour Sartre, celle d'Henri Alleg, qui, par sa dénonciation de la torture qu'il avait lui-même subie sans céder, met la France entière face à ses responsabilités. Son témoignage atteste de la possibilité de résister, non plus en choisissant d'être une victime, mais en devenant acteur de l'Histoire. Ce cas est intéressant en ce que Alleg a près de quarante ans (et n'est donc pas un jeune), est journaliste et membre du Parti communiste, ce qui le dote de l'expérience qui fait précisément défaut aux jeunes appelés.

Il apparaît clairement que, pour la première et unique fois, Sartre rencontre dans la génération des appelés une jeunesse dont il ne sait que faire et dont la place dans l'Histoire reste pour lui opaque. Le philosophe de la jeunesse de l'immédiat après-guerre, le commentateur enthousiaste de la jeune révolution cubaine et l'intellectuel vieillissant intégralement dévoué aux étudiants révoltés de Mai se heurte dans cette seconde moitié des années 1950 à une jeunesse silencieuse, à laquelle il ne sait comment parler. Ce malaise et cette ambiguïté sont tels que Sartre, pour traiter la question, sera contraint de transposer la figure de l'appelé à celle du jeune soldat allemand pendant la Seconde Guerre mondiale : c'est le personnage de Frantz dans Les Séquestrés d'Altona, pièce de théâtre dont la première a lieu à Paris le 23 septembre 1959, soit en pleine guerre d'Algérie.

altona

Mon sujet, c'est un jeune qui revient d'Algérie, qui a vu là-bas certaines choses, qui y a peut-être participé, et qui se tait. Impossible de le mépriser, de l'éloigner de nous par le comique – impossible théâtralement et même politiquement. Car enfin la situation française exige aussi que l'on récupère de tels hommes, en dépit des saloperies qu'ils ont pu faire. [...] Il faut montrer les gens après. Ils ont été des bourreaux, ils ont accepté de l'être : comment vont-ils s'en arranger ou ne pas s'en arranger ? Mon sujet idéal, c'eût été de montrer non seulement celui qui revient, qui s'est constitué tel qu'il est, mais sa famille autour de lui, autour de son silence. Il est là comme un ferment grâce auquel les contradictions se multiplient, et lui-même n'est que contradictions... À partir de là, il serait possible d'esquisser, théâtralement, une véritable étude sociale. Dans Les Séquestrés, j'ai gonflé ce sujet jusqu'au mythe. (« Les Séquestrés d'Altona nous concernent tous », entretien avec Bernard Dort, dans Théâtre populaire, no 36, 4e trimestre 1959).

Cette transposition de la situation des appelés français à l'Allemagne nazie dit avec force le tragique du rapport à l'Histoire dans lequel est plongée la France et avec elle sa jeunesse : cette dernière, qui a eu pour seul horizon historique le mythe des héros résistants, se voit assimilée aux tortionnaires nazis. C'est ce renversement des rôles qui, dans les faits, constitue l'expérience historique de cette génération et la condamnera au silence et à l'oubli. Sartre l'a d'emblée perçu et c'est sans doute la raison pour laquelle il accueillera avec tant de ferveur la génération nouvelle de 68, aisément compatible avec le mythe de la jeunesse qu'il s'est forgé depuis toujours et parfaitement profilée pour lui faire oublier la génération des appelés, qui reste la mauvaise conscience de la France d'après-guerre.

Sarah Sindaco
Décembe 2010

 

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Sarah Sindaco est doctorante en Langues et littératures françaises et romanes de l'ULg. Ses domaines de
recherche privilégiés sont la littérature française du XXe siècle et l'approche sociocritique des textes.

 


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