Le mythe de la jeunesse : Sartre et les générations des Trente Glorieuses

Des révolutionnaires cubains aux révoltés de Mai 68

À l'autre bout de la trajectoire sartrienne, Mai 68, où l'on retrouve encore amplifié le privilège que Sartre a toujours accordé à la jeunesse. Alors que ce dernier dit ne pas avoir vu venir les événements de Mai, on constate que, dès les années 1950, Sartre pointe le malaise de la jeunesse française, visible notamment dans le phénomène des « Blousons noirs » qui fait irruption sur la scène médiatique à l'été 1959. En contrepoint de cette jeunesse française « malade » et démobilisée, Sartre découvre avec enthousiasme en 1960 la jeune Révolution cubaine, dirigée par des hommes (Fidel Castro, Ernesto « Che » Guevara,...) qui ont à peine la trentaine.

Il y a, j'imagine, cent autres façons de décrire le style des hommes et le fonctionnement des offices. Pour ma part, je commence par celle-là et je m'y tiendrai ; s'il faut un fil conducteur – et il en faut un – la jeunesse est l'évidence la plus immédiate, la plus indéniable ; elle est partout, elle court les rues ; le soir, face à la mer, elle fait à La Havane l'exercice ; et puis, ici, sans cesser d'être un âge de la vie, elle est devenue une qualité intérieure de ses chefs. En se déclarant révolutionnaire, elle se produisait comme un statut social ; les rapports de travail, les conflits de classe, tout se doublait du rapport fondamental ; celui des jeunes qui subissent leur vie, avec les grandes personnes qui la leur ont faite. Aujourd'hui, sur le chantier, dans les champs, dans un ministère, le travail est jeune. Vraiment jeune. (« Ouragan sur le sucre », France-Soir, 8 juillet 1960)

Beauvoir Sartre - Che Guevara -1960 - Cuba
Ernesto Che Guevara avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Cuba, 1960
(Revista Verde Oliva, 1960 ; Museo Che Guevara - Centro de Estudios Che Guevara en La Habana, Cuba)

Déçu par la sclérose du système soviétique, dirigé par une bureaucratie vieillissante et conservatrice qui ne peut plus incarner l'espoir de la révolution, Sartre trouve en la jeunesse cubaine un nouveau ferment révolutionnaire. Le conflit des fils contre les pères se superpose ici à la lutte des classes telle que le marxisme l'avait érigée en moteur de l'Histoire. Reprenant à son compte la mythologie de la révolte juvénile, Sartre dote les jeunes Cubains d'attributs proprement révolutionnaires : l'angoisse, la colère, l'énergie, la pureté, l'insoumission aux diktats des pères, etc.

nizan

C'est d'ailleurs plongé au cœur des événements cubains que Sartre écrit l'essentiel de son fameux avant-propos à la réédition d'Aden Arabie de Paul Nizan, son condisciple et ami mort en 1940 lors de la débâcle et depuis tombé dans l'oubli. Publié en 1931, ce violent pamphlet contre la société occidentale s'ouvre par une phrase restée célèbre parce qu'elle condense la révolte de la jeunesse dans toute sa pureté et sa rage : « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie ». Dans son avant-propos, Sartre s'adresse à la jeunesse française de 1960 et constate : « Nous n'avons plus rien à dire aux jeunes gens : cinquante ans de vie en cette province attardée qu'est devenue la France, c'est dégradant » (« Paul Nizan », dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 1015). Face à cette impuissance des aînés, Sartre offre la figure de Nizan, ce « jeune mort », comme alternative et comme modèle de révolte permanente et sans concession.

Quand éclate Mai 68, Sartre a soixante-trois ans. Il est quasiment parvenu à son déclin et est pleinement conscient de son effacement progressif. Immédiatement, il comprend et soutient activement les luttes des étudiants, lesquelles coïncident d'ailleurs largement avec ses problématiques et sa conception de l'Histoire : la nécessité d'une praxis politique et culturelle de groupe, le rôle de l'intellectuel et sa fonction dans la société, la critique du communisme, etc. Critique de la raison dialectique, que Sartre avait publié en 1960, fournit les instruments et les grilles de lecture pour comprendre les événements de Mai et montre à quel point ceux-ci sont, pour lui comme pour la jeunesse française, avant tout le terme d'un processus. Dans une interview donnée à chaud à la radio, Sartre se livre dès le 12 mai à une analyse de la situation :

Ces jeunes gens ne veulent pas d'un avenir qui sera celui de leurs pères, c'est-à-dire le nôtre, un avenir qui a prouvé que nous étions des hommes lâches, épuisés, fatigués, avachis par une obéissance totale et complètement victimes d'un système clos, qui se referme sur le travailleur dès le moment où il a l'âge de travailler. [...] La violence est la seule chose qui reste, quel que soit le régime, aux étudiants qui ne sont pas encore rentrés dans le système que leur ont fait leurs pères et qui ne veulent pas y entrer. [...] Dans nos pays occidentaux avachis, la seule force de contestation de gauche est constituée par les étudiants et bientôt, je l'espère, par la jeunesse entière. Cette force de contestation est violente car, au fond, la gauche est violente et elle ne peut être autrement puisqu'on lui fait violence. (Interview donnée le dimanche 12 mai 1968 à Radio-Luxembourg, reproduite dans Michel Contat et Michel Rybalka, Les Écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1980, pp. 463-464)

Reprenant les fondements de la lecture qu'il avait élaborée à propos de la jeunesse révolutionnaire cubaine, Sartre cherche à identifier « l'idée neuve » de Mai 68. Il met en avant deux attributs qui singularisent cette génération émergente : la capacité d'« auto-contestation », garantie d'une société en révolution permanente, et l'imagination, faculté créatrice que Sartre place désormais au cœur de la dynamique révolutionnaire.

Toutefois, ces deux traits ne doivent pas laisser penser que Sartre réduit les événements de Mai à une contestation infantile et « bon enfant » : le processus révolutionnaire ne peut s'accomplir que dans la violence, qui est selon lui une « contre-violence » dès lors qu'elle répond à une violence première, en l'occurrence l'oppression de la société gaullienne (qui se traduit concrètement dans la répression physique exercée par les forces de l'ordre à l'encontre des étudiants contestataires).

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