Le mythe de la jeunesse : Sartre et les générations des Trente Glorieuses

Les innocents avaient vingt ans, c'étaient les soldats ;
les coupables en avaient cinquante, c'étaient leurs pères.

(Jean-Paul Sartre, Les Séquestrés d'Altona, 1959)
 
causedupeuple

Si, dès le milieu des années 1950, Jean-Paul Sartre n'est plus la figure intellectuelle dominante qu'il était à la Libération, il reste néanmoins une des personnalités incontournables de la période des Trente Glorieuses (1946-1975). On le voit présent sur (presque) tous les fronts de l'actualité politique, qui est alors largement tributaire de la Guerre froide et du processus général de décolonisation : il multiplie les prises de position dans la presse, les meetings, les manifestations ou encore les pétitions, en France comme à l'étranger.

Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Jean Edern Hallier distribuent La Cause du Peuple en 1970

Le moteur des interventions sartriennes a toujours été la recherche d'un nouvel espoir révolutionnaire, lequel a fini pour lui par s'incarner dans la jeunesse et dans son potentiel de contestation. C'est cette confrontation de Sartre avec le mythe de la jeunesse que nous voudrions évoquer.

L'émergence de « la jeunesse »

La France, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, connaît de profonds bouleversements sociaux, économiques et culturels. Elle doit concilier un projet radical et brutal de modernisation (urbanisation massive, comprenant notamment le remodelage de Paris et la construction des dits « nouveaux ensembles » ; industrialisation féroce sur le modèle fordiste hérité des États-Unis, etc.) et la perte de ses colonies, qui correspond à un recul immédiat de la France sur l'échiquier des grandes puissances et à un mouvement de repli du pays sur lui-même.

Charles de Gaulle, incarnation de « l'homme providentiel », renforce par compensation le mythe d'un État fort et indépendant tandis qu'est encouragée l'émergence d'une classe moyenne dépolitisée. Dans les faits cependant, le pouvoir, capitaliste et dirigiste, tend de plus en plus à s'exercer à travers une nouvelle bourgeoisie de cadres supérieurs et de hauts fonctionnaires issus des « grandes écoles ». C'est dans cette perspective que la modernisation de la France exige la formation d'un effectif important de cadres et de techniciens, qu'accueilleront les universités nouvelles, implantées en banlieue et d'où partira la contestation de Mai 68.

Suite à l'intensification, dès 1945, des politiques natalistes (allocation destinée à la mère au foyer, prime de naissance accordée aux femmes ayant un enfant dans les deux premières années de leur mariage), la société française voit l'apparition de la génération dite du « baby boom ». Celle-ci va bientôt se constituer en une véritable « classe adolescente », qui bénéficiera de toute une série de mutations sociales engendrées par les Trente Glorieuses : la démocratisation des études, l'abaissement de l'âge légal de majorité de 21 à 18 ans en 1974, l'émancipation de la femme (à qui le droit de vote n'a été accordé qu'en 1944 et dont les luttes aboutiront notamment, sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, à la loi sur l'interruption volontaire de grossesse et à l'autorisation du divorce par consentement mutuel), etc. Ces changements considérables et l'importance numérique de cette génération lui offrent l'occasion de développer toute une culture de la jeunesse et la possibilité d'affirmer sur la scène publique ses propres revendications (avec pour point culminant la révolte de Mai 68).

On peut observer différentes manifestations de cette prise de pouvoir (symbolique) par la jeunesse, une des plus visibles étant probablement l'irruption de la génération Yéyé dans les années 1960. Cependant, cette émancipation des femmes et des jeunes en fera aussi les cibles permanentes de la société de consommation, fraîchement importée des États-Unis, et l'objet d'une récupération systématique (le nouveau foyer moderne pour les premières, l'industrialisation des médias et de la culture pour les seconds...).

Le « phénomène Sartre » à la Libération

Singulièrement, cette centralité de la jeunesse est au cœur même de la trajectoire sartrienne et c'est à elle que Sartre doit son émergence publique dans les années d'immédiat après-guerre. À titre privé et dès le début des années 1930, ce dernier, en tant que professeur de lycée, accordait une priorité aux relations avec la jeunesse, prétendant rejeter les hiérarchies instituées. Lui et Simone de Beauvoir aimaient à s'entourer d'un petit groupe d'anciens élèves (Jacques-Laurent Bost, Olga Kosakiewicz...) sur lesquels ils exerçaient en réalité un véritable ascendant charismatique.

Malgré cette proximité recherchée avec les jeunes, rien ne laissait prévoir à la Libération le raz de marée sartrien. L'homme s'impose comme le nouveau maître à penser de la jeunesse d'après-guerre, reprenant ainsi un rôle qu'antérieurement des personnalités telles que Maurice Barrès (« le Prince de la jeunesse ») et André Gide (le moraliste sulfureux des Nourritures terrestres) avaient tenu.

beauvoir

L'existentialisme sartrien devient par excellence la philosophie de cette nouvelle jeunesse, issue de la Seconde Guerre mondiale et à laquelle Sartre a su s'adresser en lui procurant une vision du monde et une morale qui correspondent à son expérience historique et à ses aspirations. Il se fait le porte-parole d'une génération qui n'est certes pas la sienne, mais qu'il réussit à incarner, jusques et y compris dans son association à la vie festive de Saint-Germain-des-Prés. Simone de Beauvoir décrit parfaitement dans ses mémoires cette euphorie partagée avec une jeunesse qui découvrait la liberté en 1945 :

Avoir vingt ou vingt-cinq ans en septembre 44, cela paraissait une énorme chance : tous les chemins s'ouvraient. Journalistes, écrivains, cinéastes en herbe discutaient, projetaient, décidaient avec passion, comme si leur avenir n'eût dépendu que d'eux. Leur gaieté fortifiait la mienne. Auprès d'eux, j'avais leur âge, sans rien perdre cependant d'une maturité si cher payée que je n'étais pas loin de la prendre pour de la sagesse ; ainsi conciliais-je – dans une fugace illusion – les contradictoires privilèges de la jeunesse et de la vieillesse : il me semblait savoir beaucoup et pouvoir presque tout. (Simone de Beauvoir, La Force des choses, I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972 [1963], p. 21)

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