« Seule, aujourd'hui, la psychanalyse permet d'étudier à fond la démarche par laquelle un enfant,
dans le noir, à tâtons, va tenter de jouer sans le comprendre le personnage social que les adultes
lui imposent, c'est elle seule qui nous montrera s'il étouffe dans son rôle, s'il cherche à s'en évader
ou s'il s'y assimile entièrement. »
(Questions de méthode)
Pour avoir été un intellectuel parmi les plus influents au 20e siècle, entre la seconde guerre mondiale et la survenue de la postmodernité, des « nouveaux philosophes » médiatiques et, plus sérieusement, de la french theory, Jean-Paul Sartre devait sans doute connaître une période de purgatoire d'un bon quart de siècle, avant qu'un retour dépassionné au texte permette de découvrir, loin des images jaunies et déformées, une pensée vivifiante qui n'a pas dit, loin de là, son dernier mot. Depuis qu'il ne fait plus l'objet d'une adulation adolescente – comme dans L'Écume des jours, où Chick oublie d'aimer Alise passionnément, parce qu'il est fan, non pas de Mick Jagger, mais de « Jean-Sol Partre » – le philosophe français offre de nouvelles perspectives très prometteuses à la philosophie, à la psychanalyse et à la sociologie. Il nous semble donc important d'interroger le pan le moins connu (par le grand public en tout cas) de son œuvre, il est vrai, « monstrueuse » : les Cahiers pour une morale, le Saint Genet, l'Idiot de la famille et plus généralement tous ces textes (auto)biographiques où Sartre se pose la question toujours essentielle et passionnante de l'homme aujourd'hui.
Pourquoi lire Sartre encore ? Qu'est-ce qu'un philosophe attaché aux grands systèmes aurait encore à nous dire, après la fin des grands récits ? À en croire la rumeur, autrement dit la doxa sous sa forme la plus vaporeuse, il se serait de toute façon trompé théoriquement sur toute la ligne : l'existentialisme, l'humanisme, le communisme... tous ces mots souvent jugés « démodés » aux yeux du plus grand nombre. Dans le champ de la pratique, ce serait pire encore, car on se demande encore ce que ce grand intellectuel – un autre mot dépassé ? – avait bien pu espérer en se rendant à Billancourt au risque de désespérer et, peut-être même, exaspérer les ouvriers de chez Renault. À la rigueur, Sartre aurait une place en tant que « philosophe de lycée », en ce qu'il permettrait de se former à la littérature française, tout en s'exerçant à la philosophie, comme on s'initie aux figures imposées du cheval d'arçon, une autre gymnastique scolaire. Or, parmi ceux qui ont dû l'étudier parce qu'il était au programme, il y a encore trente, vingt, peut-être même dix ans, qui s'intéresse vraiment à cette heure aux disputes qui ont pu opposer Sartre et Aron, à celles qui ont déchiré Camus et Sartre, alors que nous vivons une période de crise persistante et aussi accablante que surdéterminée : crise écologique, crise économique, crise de société, voire de civilisation ? Ces vieilles querelles et ces vieilles passions pourraient légitimement paraître bien dérisoires.
De plus, au début du 21e siècle, nous serions plutôt enclin à douter que l'on puisse sérieusement aborder une nouvelle fois la « question anthropologique », comme l'auteur de Questions de méthode l'a fait presque obsessionnellement à la suite de Kant – on se souvient de la quatrième question qui sous-tend les critiques, le qu'est-ce que l'Homme ? –, alors qu'à la fin des Mots et des Choses, Michel Foucault semblait avoir réglé la question définitivement et avec quel brio, en n'hésitant pas à parier que « l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ».
Ce serait oublier un peu vite les leçons de l'histoire de la pensée, dont on sait qu'elle ruse bien souvent avec la raison : on a retenu en ce début de millénaire qu'il ne faut pas trop vite décréter la mort de qui que ce soit (homme ou dieu), car, de là où il est, le spectre de Sartre pourrait bien sourire à l'idée d'avoir magistralement anticipé le mouvement des choses : le jeu ayant, comme pour chaque écrivain étudié par l'existentialiste, toutes les chances de tourner en faveur d'un qui-perd-gagne. Et c'est pourquoi nous voudrions ici défendre, dans une logique un peu paradoxale, mais bien connue depuis la philosophie du soupçon, l'idée que Sartre est de nouveau un interlocuteur contemporain capital, précisément en ce qu'il est « inactuel et intempestif ». Et c'est sans doute la raison pour laquelle Michel Onfray, l'iconoclaste nietzschéen qui enseigne en France une « contre-histoire de la philosophie », s'il ose en découdre avec Sigmund Freud et la psychanalyse, hésite cependant à s'en prendre à Sartre et à la « psychanalyse existentielle », qui, de son propre aveu, constitue « un chantier qui mériterait d'être achevé », sans doute parce qu'elle refuse toute idée d'inconscient et d'arrière monde.
Dans le débat actuel, plutôt musclé, de la philosophie médiatique, dont l'Université se méfie par nature et par prudence, la figure de Sartre réapparaît, sous la forme spectrale qui ressemble furieusement au portrait qu'en avait tiré Giacometti (l'artiste qui a aussi fait surgir la figure inquiétante de Genet en quelques coups de crayons). Après un quart de siècle d'expiation, l'auteur de Huis clos semble aujourd'hui être revenu « en enfer », avec les autres, avec nous, pour parler du monde où la rareté est plus criante que jamais, pour parler de l'homme ressuscité (la mort de l'homme semble bien morte elle aussi), de la politique toujours tellement conflictuelle et de la morale sans doute à jamais improbable ou impossible. Alain Badiou, qui ferraille dans l'arène démocratique en compagnie de Slavoj Zizek, Jacques Rancière, Toni Négri et d'autres encore, se revendique du reste de Sartre sans aucune ambiguïté – Sartre qu'il défend avec une verve qui n'a d'égale que sa fidélité au projet communiste, cette vieille chose que certains avaient cru définitivement rangée au placard des illusions du 20e siècle, après la chute du mur de Berlin et l'ouverture du grand marché mondial et libéralisé.
Si le communisme version Mao a de quoi faire douter les moins sceptiques, il n'en demeure pas moins vrai que la question essentielle du rapport des hommes entre eux est d'autant plus urgente à repenser que l'on tenterait de nous faire croire que la solidarité est un mot passé, bien trop connoté, et que le lien social peut désormais se résumer à faire nos courses « ensemble » dans les grandes surfaces commerciales qui phagocytent l'espace périurbain, quand ce n'est pas que les sans-abris ou autres exclus de la société contemporaine sont un problème à la marge de notre civilisation de consommation et de spéculation. Or c'est cette dure réalité du rapport des hommes entre eux – plus conflictuelle encore sur fond de rareté – que Sartre a tenté de théoriser sa vie durant. Certains auront rapidement conclu que celui qui résumait les autres à un enfer, comme dans cette pièce que les lycéens lisent encore (et tant mieux !), ne pouvait être qu'un méchant monsieur, peu recommandable, alors que durant des dizaines d'années de production philosophique, le penseur du quotidien, celui qui avait vu dans la phénoménologie de Husserl une chance de comprendre enfin la conscience et le monde, à partir des objets les plus modestes et singuliers, n'avait eu de cesse de comprendre aussi comment les hommes négocient en permanence leur existence et leur liberté dans un combat à mort – il ne cesse qu'avec le retour à l'Être – dans le champ transcendantal et, plus empiriquement, dans l'espace public et politique.