Sartre, inactuel et intempestif ?

Tout dans l'œuvre de Sartre nous parle de la honte : l'ontologie, la morale, mais aussi l'esthétique, qui, directement (chez Richard Wright) ou par une forme d'engagement d'un autre ordre (chez Stéphane Mallarmé),  se résume  en bout de course à une manière de « faire honte ». Depuis les premiers romans jusqu'à la dernière biographie, en passant par le théâtre, tout nous parle toujours de la manière dont le personnage social réagit face au regard stigmatisant de l'autre : s'assimile-t-il à la honte dans ce réflexe habituel de « fierté d'être » (d'être dans l'absolu, réifié, ou d'être un voleur, un pédé ou encore l'idiot de la famille), ou s'en évade-t-il – comme les écrivains auxquels Sartre a consacré tant de travail – en devenant  « conscience orgueilleuse de ne pas être », la si belle formule du Saint Genet ?

Quelque chose d'essentiel se joue dans ce possible sursaut d'orgueil. Sartre l'a bien compris, même si son œuvre reste inachevée. Et c'est à partir de ce qui est utilisable dans ce chantier encore ouvert de la psychanalyse existentielle qu'il convient, selon nous, de continuer à  œuvrer. Sur ce point, nous ne pouvons qu'être d'accord avec Onfray.

Mais repartir de là, aujourd'hui, avec (ou contre) Sartre, implique aussi d'oser sortir des rails de ce que l'on appelle le « politiquement correct ». Parce qu'il y va de problèmes extrêmement délicats qui doivent être abordés de front tout en sachant qu'ils  peuvent très rapidement sentir le soufre. Dans le Saint Genet, Sartre appréhende plutôt la fierté d'être comme un moment caricatural ou le sujet assimile pleinement le jugement d'autrui. C'est le moment ou Genet « se la joue plus pédé que jamais » (le lecteur nous pardonnera cet écart de langage), comme pour éprouver pleinement le verdict des autres. Pourtant, ce moment de fierté, celui où  l'homosexuel (ça peut être le « Juif », le « Nègre », Sartre en parle aussi par ailleurs) se revendique tel quel, est assurément un moment clé  à partir duquel il peut se constituer en sujet politique et exiger des droits, exiger de se faire respecter « en tant que tel ».

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C'est à partir de ce moment que peut s'engager la prise de conscience et la révolte (celle des gays de Greenwich Village à New York à partir du bar de Stonewall en 1969). Pourtant par une revanche toujours possible de l'en-soi (on le sait depuis l'Être et le Néant), la fierté d'être peut facilement sombrer et s'engluer dans la mauvaise foi, surtout s'il s'agit de justifier ce que l'on est par une identité (autrement dit une essence). Un soupçon légitime, puisque c'est aussi à partir de la fierté d'être que se constituent parfois les identités meurtrières, pour reprendre le titre de l'ouvrage d'Amin Maalouf. La question est donc particulièrement complexe et dangereuse. Ce qui explique du reste l'incompréhension engendrée par les Réflexions sur la question juive (1954) où, au nom d'un homme universel, Sartre ose affirmer que le « Juif » est une construction de l'antisémitisme, ce qui ne peut évidemment pas convaincre ceux qui se revendiquent authentiquement « juifs ». Raison, sans doute,  pour laquelle Alain Finkielkraut tient à souligner dans son entretien avec Alexis Lacroix (magazine littéraire consacré à Sartre, hors série, mars avril 2010) « qu'il y a des aliénations positives ». Voilà qui ouvre à coup sûr un débat passionnant au moment où la France et la Wallonie espèrent résoudre aussi leurs problèmes en recourant aux identités nationale et régionale – encore des aliénations positives...

Nous n'allons évidemment pas clore ici un tel débat, cela va de soi. Nous nous contenterons donc de souligner que Sartre a probablement naïvement rêvé d'un autre monde, où l'homme aurait dépassé la fierté d'être pour se faire conscience orgueilleuse de ne pas être quoi que ce soit d'autre qu'un homme universel, ce « magnifique orgueil », dit-il encore, qui a permis chez Genet le sacre de l'enfant voleur en poète.  L'auteur de la critique de la raison dialectique connaissait la lettre que Marx avait envoyée à Ruge en mars 1843, lettre qui donne à la honte une portée collective et éminemment politique : « ...la honte est déjà révolution ; notre honte c'est en fait la victoire de la Révolution française sur le patriotisme allemand qui l'a écrasée en 1813  [...] Et si une nation tout entière avait effectivement honte d'elle-même, elle serait comme le lion qui se ramasse sur lui-même avant de sauter ». La honte-colère de Genet et de Flaubert sont du même ordre au niveau personnel. La honte et la colère semblent liées dans la tristesse des passions, mais donnent néanmoins un espoir, celui de la révolte. C'est donc probablement après une nouvelle révolution que Sartre imaginait qu'un jour, l'homme mettrait en place une morale de maîtres qui lui permettrait de généraliser ce qui jusque là était réservé à la littérature : un « pacte de générosité entre l'auteur et le lecteur ». Tout cela tient sans doute de l'utopie. Et ce mot là aussi peut sembler bien passé.

Sans aller jusqu'à partager des espoirs qui ressemblent furieusement à ceux que charrient les grands récits – mais peut-on s'en passer, à tout le moins comme horizon ou idéal régulateur ?–, nous pensons qu'il y a là des idées qui valent la peine qu'on s'y arrête quelques instants, en cette époque de consumérisme – système économique qui conforte la logique aliénante de l'être par celle de l'avoir – en cette époque de mauvaise foi triomphante et de cynisme. Parce qu'il s'agit bien de mauvaise foi quand on veut retrouver le sens de la nation à partir d'une fiction identitaire. Il s'agit encore de mauvaise foi quand on veut réduire les problèmes de misère économique à des problèmes culturels ou d'intégration (tu es l'étranger, celui qui ne veut pas s'intégrer). Il s'agit toujours de mauvaise foi quand on n'appelle plus un pauvre un pauvre, parce qu'il pourrait prendre conscience de sa condition et se révolter, mais qu'on le laisse errer en le désignant, par la négative et par l'absurde, comme un sans abri ou un sans papier.

Quant à la mauvaise foi des  Européens, voilà ce qu'en disait Sartre en 1976, en introduction de l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor :

« Jadis Européens de droit divin, nous sentions depuis quelques temps notre dignité s'effriter sous les regards américains ou soviétiques ; déjà l'Europe n'était plus qu'un accident géographique [...] Au moins espérions-nous retrouver un peu de notre grandeur dans les yeux de nos domestiques, des Africains. Mais il n'y a plus d'yeux domestiques : il y a des regards sauvages et libres qui jugent notre terre ».

Une dernière raison qui en fait, selon nous,  un interlocuteur contemporain capital à lire ou à relire, si nous voulons vraiment avoir une chance de comprendre ce qui arrive...

Stéphane Dawans
Décembre 2010

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Stéphane Dawans enseigne la philosophie à la Faculté d'architecture. Il a publié Sartre. Le spectre de la honte en 2001.  Ses travaux récents traitent de théorie d'architecture contemporaine et de philosophie du patrimoine.


 

Nota bene : le sociologue Vincent de Gaulejac s'est inspiré des théories sartriennes de la honte dans ses travaux  de terrain : il en résume les grands moments dans Les Sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer, 1996. Du côté de la psychanalyse, Serge Tisseron dans l'ouvrage La honte, psychanalyse d'un lien social, Paris, Dunod, 2006  et Christian Demoulin dans ses articles « Sartre de la mauvaise foi à l'hontologie » et « Gadget et hontologie », ainsi que dans le livre paru après son décès grâce au travail de ses enfants – Se passer du Père ?, Toulouse, Erès, 2009 –, abordent des questions essentielles pour qui veut comprendre les enjeux de cette passion sociale toujours actuelle.

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