Et Sartre recréa Genet

Juste derrière L'Idiot de la Famille, étude monumentale et inachevée sur Flaubert, Saint Genet, Comédien et martyr est sans doute l'essai littéraire le plus volumineux que Sartre consacra à un auteur. Censée inaugurer la publication des œuvres complètes de Genet dans la collection Blanche de la NRF, la réflexion de Sartre confine en effet à la démesure, avec ses 700 pages serrées. Elle constitue un cas unique en son genre dans les lettres françaises, car avait-on jamais vu auparavant ériger un tel monument en l'honneur d'un écrivain bien vivant – donc toujours en devenir – et de surcroît jeune (Genet, 42 ans à l'époque, publiait depuis une décennie seulement) ?

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C'est que Sartre n'aura pas voulu se contenter de préfacer Genet ; à travers un décryptage minutieux, où se mêlent philosophie, psychanalyse et rhétorique, le penseur fondera un genre en soi, en livrant en fait la première « biographie existentialiste » d'un individu. Et quel individu ! Délinquant, taulard et pédéraste, entretenant une fascination pour la pègre et les multiples incarnations du Mal, Genet fait figure de révolté absolu dans le Paris de l'après-guerre qui, la main devant la bouche et les yeux arrondis, découvre, après ses romans subversifs au style ciselé, son théâtre radicalement anti-bourgeois.

On ne fréquente pas longtemps Saint Genet, Comédien et martyr sans qu'à un moment une série de questions s'imposent à l'esprit : comment Genet a-t-il reçu ce texte hors norme ? Qu'a-t-il dû ressentir en retrouvant dans ces pages, noyé dans autant de considérations abstraites, l'écho des conversations qu'il tint avec Sartre ? Et que peut-on éprouver en général en voyant ainsi, grattés jusqu'à l'os et exhibés sur la place publique, sa conscience, son être, ses traumatismes refoulés et le système entier de ses fantasmes ?

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La biographie d'Edmund White nous apprend l'attitude ambiguë que nourrit jusqu'à la fin de sa vie Genet vis-à-vis du travail de Sartre et de sa démarche. Au moment de la sortie de l'essai, Genet annonce rigolard à un ami : « Sartre vient de faire une thèse sur moi. Tu te rends compte ? Moi qui ai à peine le certificat d'études ? Une thèse ! » White rapporte également la légende – fausse sans doute, mais si belle qu'on ne peut s'empêcher de la relayer – selon laquelle Genet aurait reçu le manuscrit de Sartre pour approbation, l'aurait commencé, jeté au feu dans un mouvement d'humeur puis arraché aux flammes, pour enfin en autoriser la publication.

Le jugement de Genet fut aussi incertain que ce geste racheté in extremis, oscillant entre rage, déception, indifférence et amusement. À Cocteau, il déclare en 1953 : « Son livre sur moi est d'une grande intelligence, mais il ne fait que répéter ce que je dis. Il ne m'apporte rien de neuf. » Dix ans plus tard, s'entretenant avec Madeleine Gobeil : « Je suis l'illustration d'une de ses théories de la liberté. Il a pu connaître un homme qui, au lieu de subir, revendiquait ce qui lui a été donné, le revendiquait et était décidé à le pousser à son extrême conséquence ». Il livre un aveu plus intime encore d'une certaine blessure, quand il dit avoir ressenti « une espèce de dégoût – parce que je me suis vu nu et dénudé par quelqu'un d'autre que moi. Dans tous mes livres, je me mets nu et en même temps je me travestis par des mots, des choix, des attitudes, par la féerie. Je m'arrange pour ne pas être trop endommagé ».

Genet – on ne peut certes lui en faire grief – n'était sans doute pas la personne la mieux indiquée pour se prononcer sereinement sur la valeur de cette introspection menée de l'extérieur ! Personne ne sort indemne de la troublante épreuve qui consiste à se voir transformé en objet de spéculation – même si la spéculation a en partie pour but la « sanctification ». Et en la matière, mieux vaut, si on en a le loisir, se choisir un hagiographe moins monstrueusement intelligent que Sartre, moins cru et direct aussi dans son approche du phénomène humain.

Sartre s'est littéralement emparé du sujet Genet. Si, à quelques approximations près, le traitement auquel il soumet les éléments biographiques à sa disposition est sérieux, ceux-ci n'occupent guère l'essentiel de ses préoccupations. Edmund White a compté que, sur l'ensemble de Saint Genet, le matériau brut du vécu couvre une trentaine de pages, sans plus ! C'est dire si Sartre a débourré tous ses effets interprétatifs afin de recréer, au fil de pages éblouissantes, son Genet.

Pour ce faire, mi-présomption mi-audace, Sartre plonge dans l'enfance de Genet ; ou plutôt, il fait renaître le petit Genet et le suit du regard, dans ses rapports avec la famille, l'école, la société, les valeurs. Tout se noue à cette époque, selon un Sartre plus psychanalyste que philosophe sur le coup, pour un Genet qui bâtit son rapport à l'Altérité en affirmant son identité de voleur, en s'abandonnant littéralement au crime. Si bien qu'il devient, sous la plume de son analyste, « un homme qui exprime des idées d'homme dans le langage de l'enfance ».

Une des thèses principales de Sartre sera de postuler que Genet aurait délibérément choisi l'homosexualité, dans le droit fil de l'attitude de pur rejet qui semble caractériser sa vie entière : « Désir de néant, néant de désir, épuisant effort de tout l'être, stérile, sans racines et sans fin, l'appétit sexuel de Genet renferme en lui-même une revendication farouche de son autonomie et de sa singularité contre la règle, contre la nature, contre la vie, contre l'espèce et contre la société : il se reflètera tout entier sur le plan de la chair ». Sartre a même cette formule tranchée, qui fait écho au Deuxième sexe de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas homosexuel ou normal : chacun devient l'un ou l'autre selon les accidents de son histoire et sa propre réaction à ces accidents. Je tiens que l'inversion n'est pas l'effet d'un choix prénatal, ni d'une malformation endocrinienne ni même le résultat passif et déterminé de complexes : c'est une issue qu'un enfant découvre au moment d'étouffer ». L'idée ne sera qu'à moitié admise par Genet, dans le débat épistolaire sur la sexualité qu'il entamera par la suite avec Sartre. Toujours est-il que Saint Genet représente aussi le texte le plus sensuel de Sartre, nom souvent muré dans sa dimension pessimiste, malsaine, « nauséeuse », et que l'on découvre ici doué d'un lyrisme érotique inattendu, notamment lorsqu'il décrit « le plaisir au fond de la chair martyrisée » dans le chapitre intitulé Le couple éternel du criminel et de la Sainte...

Confrontant Genet aux paradoxes qui l'animent, à ses exigeantes conceptions de la beauté, à son rapport contrarié à la transcendance et à sa tentation permanente de la bassesse, Sartre fait jaillir l'image d'un homme torturé, accédant douloureusement aux cimes de la pureté via l'exploration de l'interlope. Et même si tout cela n'était alors qu'élucubrations d'intellectuel subjugué par le talent d'une gouape, même si bien peu de choses correspondaient à ce que le « Captif amoureux » prétendait devenir et deviendrait dès les années 60, peu importe : il nous reste entre les mains une somme littéraire sans égale et dans un coin de la tête l'idée que, depuis ce livre, Genet est un Autre. N'étions-nous pas prévenus d'emblée du projet quand Sartre proposait cette étonnante définition du verbe « imaginer » : « c'est donner à l'imaginaire un bout de réel à ronger » ?

 

Frédéric Saenen
Décembre 2010

 

 

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Frédéric Saenen est chargé d'enseignement en français-langue étrangère à l'ISLV. Il publie de la poésie, des nouvelles et des articles de critique littéraire.


 

Jean-Paul SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, Réédition dans la Collection « Tel », 698 pp.
Edmund WHITE, Jean Genet, Gallimard, 1993.