La bande dessinée aurait-elle irrémédiablement rapport avec l'enfance ? Ce n'est pas dit. Pourtant, au moment de rendre compte du dernier tome de la fascinante série Inside Moebius, il me faut procéder à une petite anamnèse.
L'un de mes héros d'enfance portait le nom de Mike Steve Blueberry : il s'agissait d'un cow-boy de bandes dessinées, à la barbe mal rasée et au grand cœur, dont les aventures étaient machiavéliquement scénarisées par Jean-Michel Charlier et, surtout, dessinées de mains de maître par Jean Giraud, alias Gir. À la fois réaliste et expressif, vif et incroyablement fouillé, efficace et fourmillant de détails, le dessin de Gir me semblait parfait, tant en ce qui concernait les décors que les personnages ou les chevaux au grand galop. De plus, Giraud faisait montre, dans cette série, d'un sens cinématographique très audacieux : si une conversation s'engageait entre Blueberry et son copain Jim Mac Clure, les plans variaient sans cesse d'une case à l'autre, comme si une caméra tournait autour des personnages de papier, variant à satiété les plongées, les contre-plongées, les plans larges, les gros plans, les vues de dos, de face, de profil... tandis que, dans Tintin, une discussion pouvait occuper une bonne demi-page en répétant les mêmes plans statiques. Giraud faisait montre à cet égard d'une virtuosité inégalée et, à l'époque, il ne bénéficiait pas de l'aide de programmes informatiques sophistiqués. Bref, pour mon frère comme pour moi, Giraud était un grand maître, un véritable classique du neuvième art.
Nous avions repéré, par ailleurs, ici et là, dans des magazines, les dessins étranges, oniriques, apparemment bâclés, très modernes, un peu inquiétants, d'un nommé Moebius, qui s'adonnait à la science fiction. Quelle ne fut pas notre surprise le jour où, grâce à une planche de Gotlib qui mettait en scène les auteurs de bandes dessinées contemporains, nous avons compris, aux portes de l'adolescence, que « notre » Gir (le Giraud classique de notre enfance ! le père de Blueberry !) et Moebius (l'expressionniste doux dingue) n'étaient qu'une seule et même personne ! Notre stupéfaction était aussi complète que si j'apprenais aujourd'hui que « Delacroix » était un pseudonyme d'Ingres, ou que c'était en réalité Marguerite Yourcenar qui, en marge de ses Mémoires d'Hadrien, avait écrit Le Ravissement de Lol V. Stein et L'amant sous le nom de Marguerite Duras.
Nous avons dès lors suivi avec la même attention la carrière de Gir et celle de Moebius. Les aventures de Blueberry ont continué à paraître assez régulièrement, malgré la mort de son scénariste, survenue en 1989. Bien avant cette date, cependant, tous les lecteurs se sont accordés pour considérer que les meilleures pages de la série faisaient irrémédiablement partie du passé : Giraud lui-même admet aujourd'hui que les deux albums phares, La Mine de l'Allemand perdu (1972) et Le Spectre aux balles d'or (1972), datent du moment où il a pris quelques libertés avec le scénario de Charlier, créant, entre l'histoire et le dessin, un équilibre rare qu'il ne retrouvera jamais par la suite.
Quant à Moebius, après une période tout à fait expérimentale (pendant laquelle il réalisa une bande dessinée improvisée magistrale intitulée Le Garage hermétique), il s'est rapproché peu à peu de Gir, notamment en dessinant la série de science fiction mystique L'Incal, scénarisée par Jodorowski : le dessin s'y stabilise et l'on y retrouve le principe classique de la série (même si celle-ci est par ailleurs plutôt originale).
Mais Giraud-Moebius allait encore surprendre ses lecteurs, à l'orée des années 2000, avec une nouvelle série, tout à fait incroyable, intitulée Inside Moebius : c'est cette série qui prend fin aujourd'hui avec son sixième tome. De quoi s'agit-il ? D'une bande dessinée au caractère improvisé et mouvant, dont les dessins, en général humoristiques, évoluent sans cesse, changeant de style au fil des cases. Cette série réunit, sous une même signature, Giraud et Moebius et, dans les mêmes cases, les différents héros crées par cette œuvre bipolaire. Le personnage principal est Moebius lui-même, présenté en tant que dessinateur-créateur, sous les traits peu flatteurs d'un homme d'un certain âge ayant perdu ses cheveux. Mais il ne s'agit nullement de décrire son quotidien devant la planche à dessin : c'est son imaginaire, qui, sous la forme d'un désert fantasmagorique, est mis ici en scène. Avec une totale liberté, il laisse surgir dans le récit des visions cauchemardesques ou oniriques, à travers des scènes de dédoublement, de noyades, de mutation ou d'envol. Par ailleurs, l'auteur a maille à partir avec ses créatures, notamment avec le Major Grubert du Garage hermétique, ou avec notre bon vieux lieutenant Blueberry, qui le prie de revenir à un travail sérieux, c'est-à-dire, précisément, parce qu'elle se vend mieux que ces gribouillis improvisés... à la série Blueberry. Comme dans une nouvelle de Borgès, le vieux Moebius contemporain rencontre en outre dans son désert le jeune Giraud ambitieux des années cinquante ou le Moebius allumé des années septante, avec qui il se dispute volontiers. Mais surtout, au gré de multiples mises en abyme, il s'adresse à ses lecteurs et commente la bande en train de se construire, regrettant par exemple la faiblesse de certains gags, ou son peu de maîtrise du récit. Ce manque de maîtrise est en fait très maîtrisé et, dans le dernier tome, l'on voit le Major Grubert adresser à son créateur des reproches, qui, l'air de rien, soulignent l'originalité de la série : « Je trouve cela extrêmement petit sur le plan scénaristique !.. Aucun auteur de Charlier à Van Hamme... n'avait osé !... Et même les nouveaux, malgré leur goût pour le sacrilège, comme Trondheim ou Arleston, se sont fermement abstenus ».1
Derrière les facéties et l'humour se construit ainsi une profonde réflexion sur la création en bandes dessinées, sur ses limites et ses conventions, son lectorat, son système des personnages et sa dépendance au marché. Certes, le caractère improvisé de ces planches se traduit, inévitablement, par de soudaines baisses de régime. Et Inside Moebius s'adresse sans doute surtout à ceux qui lisent Blueberry depuis leur enfance et les bandes de Moebius (oui, oui) depuis leur adolescence, mais les amateurs de bandes dessinées contemporaines devraient également trouver leur miel dans cette série avant-gardiste et réflexive, qui prouve, si besoin était encore, que, décidément, la bédé est devenue un art à part entière et que Jean-Giraud-Gir-Moebius est un de ses plus grands maîtres. Alors : la bande dessinée est-elle irrémédiablement liée à l'enfance ? Non, pardi !
Laurent Demoulin
Décembre 2010
Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.
1 Jean Giraud Moebius, Inside Moebius, tome 6, Éditions Stardom/Moebius production, 2010, p. 42. Notons que, de son côté, Lewis Trondheim, dans Désoeuvrés (L'Association, 2005), met en scène son aîné lui parlant d'Inside Moebius.