La véritable histoire de la pomme de terre frite, 3e partie

La frite en Belgique

En Belgique, comme nous l'avons vu dans les deux premières parties de l'article, la frite fait son petit bonhomme de chemin. En 1896, dans le carnet d'une ménagère wallonne, on voit bien que les deux découpes de pommes de terre, en rondelles et en bâtonnets, sont pratiquées. On remarque également un soin particulier à la préparation de la friture. Ici, on mélange ½ kg de graisse de bœuf avec ¼ kg de graisse de mouton et ¼ kg de saindoux.21 Le traité d'économie domestique et d'hygiène, du début du 20e siècle, est passé dans les mains de générations de jeunes filles belges. Il recommande également les deux formes de coupe de pomme de terre frite ainsi que la technique de la pomme de terre soufflée. Mieux encore, il livre un procédé que nous n'avions pas encore trouvé dans d'autres livres de cuisine :

Deuxième procédé. - Jeter les pommes de terre dans la friture bouillante, les retirer quand elles sont à moitié cuites et les laisser refroidir. - Remettre la friture au feu et lorsqu'elle est en ébullition, y jeter les pommes de terre. - Par ce procédé les pommes de terre se gonflent et sont très délicates. - On reconnaît qu'elles sont frites à point, lorsqu'en les remuant, on les sent croustillantes.22

Et voici la double cuisson appliquée au bâtonnet de pomme de terre frite. Cette fois-ci, cette dernière est bien telle qu'on la connaît aujourd'hui. Alors, cette double cuisson est-elle belge ou non ? Le premier texte que nous avons trouvé est effectivement belge. Néanmoins, la prudence nous oblige à ne pas faire trop vite de conclusions sur base d'un seul texte. De plus, nous avons vu que la double cuisson se pratique allègrement à Paris pour préparer les pommes de terre soufflées. Le mystère reste donc épais autour de cette merveilleuse invention qu'est la double cuisson de la pomme de terre frite.

Traité d'économie domestique
Le livre de Louisa Mathieu est-il le premier à faire passer les bâtonnets de pommes de terre à la double cuisson ?

Et l'origine de la pomme de terre frite, dans tout cela ?

Durant les trois articles consacrés à l'histoire de la pomme de terre frite, nous avons beaucoup tourné autour du pot, sans jamais aborder frontalement le problème de son origine.

Si nous prenons une définition stricte, comprenant la découpe en bâtonnet et la double cuisson, les premiers textes mentionnant ce type de pomme de terre frite ne date que du début du 20e siècle. Si nous nous référons au terme « pomme de terre frite », nous constatons qu'il existe depuis le milieu du 18e siècle, mais ne désigne que des rondelles de pommes de terre rissolées dans un petit peu de graisse.

La réponse se trouve peut-être ailleurs que dans les livres de cuisine. Ces derniers reflètent des habitudes ménagères ou des pratiques de la haute gastronomie. Qu'en est-il de ces frituriers en plein vent ? À quoi ressemble le produit qu'ils vendent dans les rues à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle ? À quoi ressemblent les frites de Monsieur Fritz, le roi de la pomme de terre frite des foires belges dans la première moitié du 19e siècle ? Sont-elles sous forme de rondelles ou sous forme de bâtonnets ? La réponse n'est pas aisée. Par contre, une chose est certaine : elles sont plongées dans un bain de graisse. Et c'est là, à notre humble avis, que tout le nœud du problème réside.

Nous avions parlé, dans les deux premiers articles, de l'improbable naissance de la pomme de terre frite issue du mariage entre la pomme de terre, légume populaire par excellence, et la cuisson dans bain de graisse, réservée à la haute société. Où ce mariage a-t-il bien pu se réaliser ? Dans une cuisine cossue disposant d'une belle bassine à friture ? Impossible, avons-nous vu précédemment. La pomme de terre n'y a pas sa place. Chez le pauvre bougre mangeur de pommes de terre ? Impossible également. Il ne dispose pas de suffisamment de matière grasse.

La réponse n'est-elle pas à chercher dans les rues de Paris, où, au 18e siècle, les marchands ambulants trimballent leur bassine de friture remplie d'une graisse douteuse dans laquelle ils plongent des viandes et des légumes enduits de pâte à beignet ? Ou se trouve-t-elle dans une rôtisserie disposant d'un matériel plus important ? L'hypothèse est séduisante. La pomme de terre frite, nous le savons, s'est répandue grâce au commerce. N'y serait-elle pas née ? Ne serait-elle pas un produit purement commercial ? L'inventeur de la pomme de terre frite restera probablement toujours anonyme, par contre, nous pouvons deviner son métier : un marchand. Nous pouvons également deviner son origine : parisienne.

Pierre Leclercq
Décembre 2010


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Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.   

 


 

21 Carnet de recettes, le 17 janvier 1896.
22 Louisa MATHIEU, Traité d'économie domestique et d'hygiène, 10ème édition, Verviers, Librairie Alb. Hermann, s.d.,, p. 408, 409

 

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