La véritable histoire de la pomme de terre frite, 3e partie

L'évolution des pommes de terre frites dans la littérature culinaire

La frite en rondelles

Au début du 19e siècle, la pomme de terre frite entre dans la littérature gastronomique destinée aux classes privilégiées. Elle n'est pas enduite de pâte et porte le nom de « Pommes de terre sautées au beurre » chez Viard, auteur du Cuisinier impérial :

Vous ôterez la pelure des pommes de terre crues ; vous les tournez d'égale grosseur ; coupez-les en tranches rondes de la largeur d'un petit écu, épais d'une ligne et demie ; vous mettrez un bon morceau de beurre dans une casserole ; posez-la sur un feu ardent ; ajoutez-y les pommes de terre ; sautez-les toujours jusqu'à ce qu'elles soient blondes ; alors vous les égoutterez dans une passoire ; vous les saupoudrez de sel fin, et vous les arrangez sur le plat sans autre assaisonnement.9

En fait, on la connaît déjà sous son nom de « pomme de terre frite » qui acquiert ses lettres de noblesse. Nous en voulons pour preuve cet article consacrant le beefsteak frites, publié en 1807 dans le Journal des gourmands et des belles, dirigé par le célèbre gastronome Grimod de la Reynière :

Beef, ou Beef-s-teak

Ayez un morceau d'excellent filet de bœuf, ôtez-en toutes les peaux et presque toute la graisse, coupez-le par rouelles de l'épaisseur de quatre ou cinq lignes ; applatissez légèrement chacun de ces morceaux, et parez-les afin qu'ils soient à peu près ronds et de la forme d'un écu de six livres ; faites ensuite fondre un peu de beurre, mettez-y un peu de sel et de gros poivre, trempez vos beef dedans, et arrangez-les sur un plat ; au moment de servir faites-les griller sur un feu un peu vif, en ayant soin de ne pas trop les laisser cuire ; pendant ce tems mettez dans un plat un morceau de beurre proportionné à la quantité de beef-s-teak que vous aurez préparé ; assaisonnez de sel, poivre, un peu de persil et un jus de citron ; dressez votre beef'-s-teak dessus en y ajoutant quelques pommes de terre frites dans du beurre bien frais, ou des cornichons, si vous l'aimez mieux. On sert aussi le beef'-s-teak au beurre d'anchois.10

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Le grand gastronome Grimod de la Reynière témoigne déjà du beefsteak frites en 1807.

Ces deux textes témoignent d'une véritable révolution dans l'histoire de la pomme de terre frite et de la pomme de terre en général. Jusque là, la frite s'inscrit dans la cuisine populaire. Elle est une manière agréable d'accommoder des pommes de terre pour les pauvres. Avec le beefsteak, elle fait son entrée dans la gastronomie et s'invite sur les tables de la haute société. Nous constatons cette promotion de la pomme de terre frite peu après, en 1808, dans la correspondance de Stendhal. Le futur auteur de La chartreuse de Parme n'est alors qu'un jeune aventurier promu au rang d'« adjoint aux commissaires des guerres et intendant des domaines impériaux » dans la ville de Brunswick, en Allemagne.11 Dans la description qu'il fait d'une journée type de ce printemps 1808, Stendal décrit son dîner :

A quatre heures moins un quart, j'ai dîné avec du mouton grillé, des pommes de terre frites et de la salade. Les deux premiers plats viennent de chez Janaux et sont payés 6 bongros pièce (18 sous).12

La pomme de terre frite devient donc un accompagnement de choix pour les viandes grillées. Sa cuisson, elle aussi, évolue. Dans le Parfait cuisinier, en 1811, on parle de jeter les tranches de pommes de terre farinées dans « une friture extraordinairement chaude ».13 Il n'est plus question d'un petit peu de beurre dans une poêle, mais bien d'une friture.

Mais attention ! Nous devons encore nous méfier du terme « pomme de terre frite ». Nous pensons raisonnablement que pour un homme de la première moitié du 19e siècle, il désigne des rondelles de pommes de terre frites dans du beurre. Pourtant, tous les livres de cuisine ne s'accordent pas sur ce fait. La Nouvelle cuisinière bourgeoise (1817), héritière de la prestigieuses Cuisinière bourgeoise du 18e siècle, présente une recette tout aussi éloignée du standard de l'époque que du nôtre :

Pommes de terre frites à la Hollandaise

Vos pommes de terre cuites à l'eau et au sel, pelez-les, écrasez-les, et faites une purée que vous aurez soin de passer ; assaisonnez-la de sel, poivre et fines herbes, mouillez-la d'un coulis au jus. Cette purée doit être fort épaisse ; formez-en des boulettes que vous trempez dans de l'œuf battu ; faites-les frire et servez-les avec du persil haché frit dessus.14

Ingrédients pour 4 personnes

800 g de pommes de terre (bintje, Mona Lisa), fonds blanc de volaille, fines herbes (persil, cerfeuil, ciboulette), 2 œufs, sel, poivre, beurre.

Procédé

  • Peler les pommes de terre et les cuire 20 minutes à l'eau bouillante et salée.
  • Hacher le persil et le passer à la friteuse.
  • Passer les pommes de terre au presse-purée. Saler, poivrer et mélanger avec les fines herbes.
  • Mouiller d'un petit peu de fond de volaille. La purée doit rester ferme.
  • Battre les œufs dans un bol.
  • Confectionner des boulettes de pomme de terre, les tremper dans l'œuf et les frire à 160°.
  • Dresser dans un plat avec du persil frit.

Heureusement, il ne s'agit que d'une exception. Par la suite, jusqu'au milieu du 19e siècle, les recettes de pommes de terre frites se suivent et se ressemblent.15 Trois variantes coexistent sous ce nom :

  • La pomme de terre coupée en rondelles et jetée dans la friture.
  • La pomme de terre coupée en rondelles, enduite de pâte à beignet et jetée dans la friture.
  • La pomme de terre cuite à l'eau, coupée en rondelles et rissolée à la poêle.

La frite en bâtonnets

Au milieu du siècle, on remarque un changement important au niveau de la forme. En 1859, nous tombons sur des « pommes de terre frites taillées en petits bâtons » pour accompagner un beefsteak.16 Peu après, en 1861, notre Cauderlier national donne la recette complète avec des bâtons ou des rondelles de pommes de terre :

Pommes de terre frites à la graisse

Coupez les pommes de terre en tranches ou en bâtons, que vous mettez sur un linge pour les sécher. Ayez de la friture chaude (...), dans laquelle vous laissez tomber les pommes de terre que vous remuez de temps à autre, jusqu'à ce qu'elles aient une belle couleur et soient croquantes. On ne peut en mettre beaucoup à la fois et il faut les remuer à grand feu.17

Il faudra tout de même un certain temps avant que le bâton ne s'impose définitivement. L'immense cuisinier Jules Gouffé, qui en est à 1 kg de graisse dans sa poêle, conserve l'unique découpe en rondelles.18 Émile Dumont, quant à lui, prépare des pailles de pommes de terre et les très tendance pommes de terre soufflées qui introduisent la double cuisson dans l'art de la pomme de terre frite :

Prenez des pommes de terre, pelez-les, lavez-les, essuyez-les, coupez-les en tranches rondes de l'épaisseur de moitié d'un doigt à peu près.

Mettez la friture sur le vif, et aussitôt fondue, mettez-y vos pommes de terre ; aussitôt que la peau rissolée commencera à se former, retirez-les de la friture et mettez-les dans une autre friture très-chaude.

Aussitôt la peau boursouflera. Otez de la friture, égouttez bien, saupoudrez de sel fin et servez immédiatement ; car elles retombent promptement.19

Dans la cuisine moderne illustrée (1885), les pommes de terre frites Pont-Neuf s'ajoutent aux rondelles, aux pailles et aux soufflées.20



8 Benjamin, Comte de Rumford, Essais politiques, économiques et philosophiques, t. 1, Genève, Manget, 1799, p. 298.
9 A Viard, Le cuisinier impérial, Paris, 1806, p. 386, 387.
10 Journal des gourmands et des belles, 2ème année, 1er trimestre 1807, p. 32, 33
11 Yves ANSEL, Philippe BERTIHIER et Michael NERLICH, Diccionnaire de Stendhal, Paris, Honoré Champion Editeur, 2003, pp. 28, 29
12 Stendhal, Journal (1806-1810), t. III, Etablissement du texte et préface par Henri Martineau, Paris, Le divan, 37, rue Bonaparte, 1937, p. 188.
13 A. T. Raimbault, Le parfait cuisinier ou le bréviaire des gourmands, Paris, 1811, p. 208.
14 La nouvelle cuisinière bourgeoise, 4ème édition, Paris, 1817, p. 276.
15 Voyez par exemple :
Manuel de gastronomie, Paris, 1825, p. 252, 253.
Archambault, Le cuisinier économe, Troisième édition, Paris, 1825, p. 267.
Borel, Nouveau dictionnaire de cuisine, d'office et de pâtisserie, Paris, 1826, p. 482, 483.
B. Albert, Le Cuisinier parisien, Paris, 1833, p. 151.
Lombez, Nouvelle cuisinière bourgeoise, Paris, 1842, p. 116.
Cardelli, Nouveau manuel complet du cuisinier et de la cuisinière, 1842, p. 361.
Aglaé Adanson, La maison de campagne, 5ème édition, t. 1, Paris, 1845, p. 305.
A.-B. de Périgord, Le Trésor de la cuisinière et de la maîtresse de maison, Paris, 1852, p. 169.
Louis-Eustache Audot, La cuisinière de la campagne et de la ville, 38ème édition, Paris, Audot, 1858, p. 346.
16 G. Beleze, Dictionnaire universel de la vie pratique à la ville et à la campagne, Paris, 1859, p. 216, col. 2.
17 Philippe Cauderlier, L'économie culinaire, Gand, 1961, p. 248.
18 Jules Gouffé, Le livre de cuisine, Paris, 1867, p. 80.
19 Émile Dumont, La bonne cuisine française, Paris, 1877, p. 415, 416.
20 La cuisine moderne illustrée, Paris, 1885, p. 327, 328.

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