Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Enquête sur le hochepot gantois, 2e partie

25 November 2010
Enquête sur le hochepot gantois, 2e partie

Avouons-le, les premiers pas de notre enquête sur le hochepot gantois ne sont pas encourageants. Les hochepots médiévaux repris dans les textes d'Europe septentrionale, qu'ils soient français, anglais ou flamands, n'offrent aucune similitude avec notre hochepot. De plus, ils ne correspondent pas à l'étymologie du mot. Tous les mets retrouvés mijotent dans un liquide, ce qui n'oblige en rien de « hocher » dans le « pot » pour que les ingrédients n'attachent pas. Peut-être y a-t-il un problème de vocabulaire ? Peut-être notre mets gantois est-il à chercher ailleurs que dans les premières recettes de hochepot ?

 

Un gigantesque pot-au-feu qui ne s'appelle pas hochepot

scapi300

Nous en étions restés au huspot de cerf du manuscrit 476 de la bibliothèque de l'Université de Gand. Il s'agit d'une énième version de hochepot dans les livres médiévaux. Néanmoins, celle-ci est demeurée quelque temps dans nos régions sous ce nom. En effet, on retrouve dans l'Ouverture de cuisine (1604) du Liégeois Lancelot de Casteau un Heuspot de venaison assez proche de celui de Gand. À côté de ce dernier, le maître queux des princes-évêques de Liège donne une recette de Heuspot de bœuf, une de Heuspot de veau et trois de Heuspot de veau en mesnage. Hélas, une fois encore, aucune des versions ne correspond au hochepot gantois. Par contre, dans le même livre, une recette ressemble à s'y méprendre à ce dernier. Il s'agit du Pot pourry dict en Espaignolle Oylla podrida.

Marx Rumpolt300

L'Olla podrida espagnol est probablement le mets le plus riche en ingrédients de tous les temps. Au cours du 16e siècle, ce gargantuesque pot-au-feu de la haute aristocratie se répand rapidement dans les cours européennes où son nom espagnol adopte les accents des divers pays d'accueil. Chez l'Italien Scappi, queux des papes Pie IV et Pie V, nous trouvons l'Oglia potrida. Il explique que les Espagnols l'appellent ainsi, car olla est le pot dans lequel ils cuisent le mets et podrida renvoie à des ingrédients bien cuits1. L'Allemand Marx Rumpolt, queux de l'évêque de Mayence Daniel Brendel von Homburg, donne sa version d'Hollopotida 2. L'Anglais Gervase Markham parle d'Olepotridge 3.

Marx Rumpolt et surtout Bartolomeo Scappi ont marqué la cuisine renaissante
de leur empreinte. Ils ont donné tous les deux leur version de l'Olla podrida,
tout comme l'Anglais Gervase Markham et le Liégeois Lancelot de Casteau.

Toutes ces déclinaisons de l'Olla potrida rivalisent de somptuosité et de gigantisme. Jugez plutôt du nombre d'ingrédients de celui de Lancelot de Casteau :

  • Bouillon.
  • En viandes : bœuf, chapon ou poule, gigot de mouton, canard, jarrets de veau, pigeons farcis, perdrix, bécasses, saucisses de Bologne, mortadelles, jambon de Mayence, pieds et oreilles de porc, petites saucisses, andouilles, viande de veau revêtue (hachis), panse de mouton farcie, dinde, lard, oiseaux rôtis et pieds de mouton.
  • En légumes : choux farcis, carottes, chou-fleur, pois et fèves.
  • En fruits : limon salé, pignons, pistaches, amandes, coings confits, châtaignes et dattes.
  • En aromates : herbes diverses, oignon, marjolaine, menthe, câpre, vin blanc, poivre, sucre, cannelle, noix de muscade.
  • En laitage : beurre, fromage, parmesan.
  • Divers : truffes, raviolis.

L'Olla podrida, littéralement le pot-pourri, est un festin à lui tout seul. Quel plat ! Et quelle variété ! D'ailleurs, au sens figuré, on a longtemps utilisé le terme olla podrida pour désigner un ensemble disparate, surtout en littérature, au même titre que « pot-pourri » dont il est la traduction exacte.

Arrêtons-nous brièvement sur la composition de ce mets. Tous les ingrédients du hochepot gantois de Pierre Wynants s'y trouvent : le bouillon pour étuver, les pieds de porc – mais les oreilles à la place de la queue –, le lard, l'agneau, les saucisses, les oignons, le chou et les carottes. Il semblerait bien que le hochepot gantois soit une version simplifiée du fameux pot-pourri espagnol. Comment est-il arrivé jusqu'à nous et pourquoi a-t-il changé de nom ?

 




1 Bartolomeo Scappi, Opera, 1570, livre II, chap. 152.
2 Marx Rumpolt, Ein new kochbuch, Francfort, 1581, f° 137, v°.
3 Gervase Markham, The English Housewife, Londres, 1683.

L'oille ou houille français

Si les Italiens, les Anglais, les Allemands et les Liégeois adoptent l'Olla podrida espagnol, les Français ne sont pas en reste. Dans les livres parisiens du 17e siècle, les « pots-pourris », qu'ils soient de faisan ou d'oie, sont des recettes simples n'ayant rien à voir avec l'Olla podrida 4. En fait, le pot-au-feu espagnol est entré dans la gastronomie française sous le nom de « oille », qui se prononce « ol » et qui vient de olla, tiré d'Olla podrida. Il apparaît pour la première fois chez Madame de Sévigné, dans sa lettre du 2 novembre 16735. Sa description donne une précision : J'avois le pot-au-feu, c'étoit une oille et un consommé, qui cuisoient séparément. D'après la littérature culinaire du 18e siècle, la viande et le consommé ne sont pas cuits séparément, mais bien servis séparément. C'est la méthode de l'Oille à l'espagnole présentée par Vincent la Chapelle dans Le cuisinier moderne (1742). On remarquera tout de suite le luxe habituel de la gastronomie française du 18e siècle.

Prennez des tendrons de bœuf, de la poitrine du côté du bas bout, & le coupé par morceaux grand comme deux doits, & les mettez dans l'eau, prenez aussi des tendrons de poitrine de mouton, & tendrons de poitrine de veau, & des queuës de mouton, le tout coupez par morceaux bien proprement ; prenez une marmite, & la garnissez de bonne tranche de bœuf l'épaisseur d'un pouce, & y mettez vos tendrons de bœuf, une grande quantité de racines, avec un paquet de celeri bien propre, parce qu'il faut qu'il serve, un paquet de porreaux, moüillez-le de boüillon ; vôtre bœuf étant un peu avancé de cuire, vous y mettrez vos tendrons de mouton, & de veau, deux pieds & deux d'oreilles de cochon, deux perdrix, deux pigeons, une noix de jambon, un bon cervelat, la moitié d'un choux blanchi & bien pressé, & ficellé, mettez-le dans votre Oille assaisonnées d'ognons, & y mettez une mignonette, achevez de la couvrir de tranches de bœuf, prennez un couple de livres de veau, & les coupés en tranches, mettez les dans une casserole suer doucement sur un fourneau ; étant attachez comme une glasse de veau, moüillez les de boüillon, & les mettez dans vôtre Oille ; il faut avoir dès le soir des gravances, à tremper dans de l'eau tiéde, & le matin, les éplucher les unes après les autres ; & ensuite les laver dans de l'eau chaude, & les mettre cuire dans une petite marmite avec de bon boüillon ; vôtre Oille étant cuitte, goutez-le, & lui donné le meilleur goût qu'il vous sera possible ; ensuite, tirez toutes vos viandes & racines dans un grand plat, prenez le plat où vous voullez servir, ou pot à Oille, & y rangez vos tendons de bœuf, de mouton, de veau, & de racines, épluchez bien proprement le tout, étant arangé dans le plat, nommé ci-dessus, vous arangerez les pieds & oreilles de cochon, choux, celeri & poreaux, le tout étant arangé bien proprement, mettez vos égravances par-dessus avec un peu de boüillon d'Oille, & servez chaudement ; il faut avoir des tasses de porcellaine couvertes, & du pain coupé en tranche, grand comme deux doigts, & le faire griler, remplissez chaque tasses de boüillon, & y mettez à côté, un morceau de pain grillé, observez que le boüillon soit de bon goût, & servez le plus chaudement qu'il vous sera possible. 

Recette actualisée pour 6 à 8 personnes

200 g de tendrons de bœuf (ou autre morceau à mijoter), 200 g de tendrons de mouton (ou autre morceau à mijoter),  200 g de tendrons de veau (ou autre morceau à mijoter), queues de mouton, 1 litre de bouillon, tranches de bœuf de 2,5 cm d'épaisseur pour foncer la marmite et la recouvrir, 1 kg de veau en tranches, 2 ou 3 carottes, 1 branche de céleri,  2 ou 3 poireaux, 2 pieds de cochon, 2 oreilles de cochon, 2 perdrix, 2 pigeons, 1 noix de jambon, 1 cervelas,      ½ chou,  2 oignons, coriandre, poivre, 1 douzaine de clous de girofle (nous en conseillons moins), 1 noix de muscade, 200 g de pois chiches.

Faire tremper les pois chiches dans de l'eau tiède la vielle.
Le jour-même, préparer la mignonette : ficeler dans un morceau d'étamine la coriandre, le poivre, les clous de girofle et la noix de muscade.
Découper les tendrons de bœuf, de mouton et de veau, ainsi que les queues de mouton, en morceau de deux doigts d'épaisseur et les faire tremper dans de l'eau.
Foncer une marmite avec les tranches de bœuf. Poser les tendrons de bœuf, les carottes, le céleri et les poireaux. Mouiller le tout de bouillon.
Quand le bœuf est à mi-cuisson, ajouter le mouton et le veau, les pieds et les oreilles de cochon, les perdrix, les pigeons, la noix de jambon, le cervelas, la moitié du chou blanchi bien séché et ficelé, les oignons ainsi que la mignonette (mélange de coriandre, poivre, girofle et muscade).Couvrir le tout de tranches de bœuf.
Faire suer doucement les tranches de veau dans une casserole. Quand elles attachent, mouiller de bouillon et transvaser dans l'oille.
Pendant ce temps, faire cuire les pois chiches dans un bon bouillon. Quand l'oille est cuite, rectifier l'assaisonnement puis dresser dans un grand plat. Bien nettoyer les tendrons de bœuf, de mouton et de veau, ainsi que les carottes. Les placer en premier, puis les pieds et les oreilles de cochon, le chou, le céleri et les poireaux. Terminer avec les pois chiches et un peu de bouillon de la préparation.
Verser le reste du bouillon dans des tasses individuelles contenant chacune une tranche de pain grillé.

 



4 Pierre de Lune, Le cuisinier, dans L'art de la cuisine française du XVIIe siècle, Paris, 1995, p. 258, 260.
5 Lettres de Madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, t. 2, Paris, 1863, p. 262.

 

Tout concorde. Le mets comprend des morceaux de queue de mouton cuits à l'eau avec du bœuf, du mouton et du veau. Le tout mijote ensuite dans un bon bouillon agrémenté de diverses racines, d'oignons, de céleri, de poireaux, de pieds et d'oreilles de cochon, de perdrix, de pigeons, de jambon, de cervelas ainsi que de la moitié d'un chou. On assaisonne avec une mignonette, c'est-à-dire un mélange de coriandre, de poivre, de clous de girofle et de noix de muscade. L'oille est bien l'Olla podrida et se sert à l'espagnole : la viande dans un grand plat et le bouillon dans de petits pots à oille individuels. Au 18e siècle, les français développent des formes plus personnelles de l'oille. Néanmoins, c'est la version originale qu'on retrouve le plus souvent dans les ouvrages culinaires.

Malgré la perte d'un certain nombre d'ingrédients depuis le 16e siècle, l'oille demeure un gigantesque pot-au-feu aux allures princières. Il est pourtant loin de constituer un repas à lui tout seul. Hôte obligatoire des meilleures tables de France, c'est une grande entrée servie parmi tant d'autres. Le service à la française en vigueur au18e siècle permet en effet d'amener un grand nombre de plats à table et d'offrir une belle variété de mets aux convives qui se servent à leur guise dans les plats à portée de main. On peut juger de la richesse d'une table royale au 18e siècle grâce au menu d'un souper pris le 29 avril 1751 par Louis XV au château de Choisy. Après les deux grandes entrées, un quartier de veau et un rost de bif de mouton de Versailles, viennent les deux oilles, un espagnol et l'autre à la Crécy. Suivent les douze entrées, les deux relevés, les deux grands entremets, les deux moyens, les six rôtis et les douze petits entremets6. Bien entendu, le roi ne mange pas tout ce qui se trouve à table. Ce qui compte, c'est la variété.

L'évolution du hochepot

Dans le même temps, le hochepot commence à prendre un chemin particulier. Nous avons vu qu'il est difficile de donner une définition précise du hochepot médiéval tant il varie en fonction des livres étudiés. Au18e siècle encore, il est instable. Néanmoins, on sent qu'il commence à s'uniformiser, précisément sous l'influence de l'oille ou Olla podrida.

Le hochepot présenté par Vincent La Chapelle paraît être une version plus simple de l'oille. Il s'agit d'un pot-au-feu composé uniquement de viande de bœuf cuite avec du bouillon, des carottes et des panais. Dans d'autres ouvrages, une recette particulière de hochepot commence à prendre de l'importance. Il s'agit du hochepot de queue de bœuf qui se trouve entre autres dans La cuisinière bourgeoise (1752) de Menon. La queue de bœuf est la seule viande du plat qui cuit avec des oignons, des carottes, des panais, des navets et du chou. C'est cette recette qui s'impose au 19e siècle et se décline en d'autres mets, comme la Queue de mouton en hochepot de Beauvilliers7. En 1889, le hochepot est toujours un pot-au-feu avec une queue de bœuf, du lard, des navets, des carottes, des racines de céleri, des petits oignons et un chou cuits dans du bouillon8.

Nous observons donc dès le 18e siècle une recette plus ou moins récurrente de hochepot avec de la viande de bœuf – la queue s'impose – qui cuit avec des carottes, des oignons, des navets, du céleri, du chou et parfois des panais. L'ensemble de ces légumes est commun aux recettes d'Olla podrida, d'oille et de hochepot gantois. Mais en ce qui concerne la viande, nous n'avons pas encore le compte.

L'oille et le hochepot chez nous

Dans nos régions, l'oille fait également fortune. On le retrouve dans les textes sous la forme oye (Nivelles)9 ou houille (Havelange), terme utilisé notamment par Menon dans l'ensemble de son œuvre. La recette de houille du manuscrit d'Havelange du 18e siècle sur lequel nous revenons régulièrement dans nos articles, est bien une version simplifiée de l'Olla podrida. Elle reprend comme ingrédients le bœuf, le mouton, la poularde, l'oreille et le pied de cochon, la saucisse, les pieds de mouton, le chou vert et les carottes. Dans le même ouvrage, il y a un hospot bourgeois, mais ce dernier est un ragoût de bœuf au court bouillon avec des carottes, des oignons et des pruneaux, ce qui le rapproche du hochepot lillois, comprenant du bœuf bouilli avec des carottes

 
Hochepot bourgeois730
Le hochepot bourgeois dans le manuscrit d'Havelange. Ce ragoût de bœuf avec carottes et pruneaux
est encore aujourd'hui un classique de la cuisine française.

Un siècle plus tard, chez le grand cuisinier gantois Cauderlier, nous trouvons deux recettes de hochepot. Un hochepot de mouton qui n'est rien d'autre qu'un ragoût de mouton mijoté dans un roux allongé à l'eau. Ici, il faut remuer souvent pour que cela n'attache pas. L'autre recette est à base de porc. Elle se confectionne avec de la poitrine de porc, un pied et une oreille de porc, du thym, du laurier, des oignons, des clous de girofle, du poivre, un pied de céleri, des navets, du chou et des pommes de terre10.   Nous sommes très proches du hochepot gantois, même s'il manque encore l'agneau, le bœuf, le veau, et les saucisses de l'oille. Ces derniers feront définitivement partie du hochepot traditionnel au 20e siècle. Plat simplement du Nord dans les livres français, il est considéré à Gand comme un plat identitaire. Sa véritable origine est néanmoins à chercher dans l'Olla podrida espagnol.

Une explication

Il semblerait bien que le hochepot, au départ un pot-au-feu pouvant contenir à peu près tout ce qu'on veut, ait évolué, à partir du 18e siècle, vers une recette précise sous la forte influence de l'Olla podrida ayant donné l'oille chez les Français. Au cours du temps, le hochepot s'enrichit des ingrédients utilisés dans l'oille, en empruntant d'abord les légumes, et ensuite les viandes. Au 19e et au 20e siècle, il finit par s'identifier complètement à son modèle en même temps que celui-ci disparaît des livres de recettes.

En ce qui concerne le hochepot de viande de bœuf hachée cuite à sec avec des marrons dont parlent les dictionnaires, nous n'en avons trouvé aucune trace dans les livres de cuisine, anciens ou modernes.

En Espagne, l'Olla podrida tient toujours le haut du pavé. Chaque cuisinière possède sa manière de le préparer et chaque Espagnol se souvient avec émotion du succulent et inimitable pot-pourri préparé par sa grand-mère. Flamands et Espagnols partagent donc un même plat régional qui a été, au 16e siècle, l'empereur de la gastronomie des cours européennes.

Pierre Leclercq
Novembre 2010


icone crayon
Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.   




6 Jean-Louis Flandrin, L'ordre des mets, Paris, 2002, p. 160.
7 A. Beauvilliers, L'Art du cuisinier, t. 1, Paris, Chez Pilet, 1814, p. 193.
8 Foveau de Courmelles, La sauce, La cuisine chez soi (hygiène, simplicité, délicatesse), Paris, 1889, p. 208, 209.
9 Walther v. Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch, Tome VII, 1955, p. 350, col. 2
10 Philippe Cauderlier, L'économie culinaire, Gand, 1861, p. 147, 166.


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 18 April 2024