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Psychanalyse au bord du néant

22 novembre 2010
Psychanalyse au bord du néant

Comment parler de Serge André ? Comment en parler une nouvelle fois ? Comment en parler encore ? Par où commencer ? En précisant ses dates de naissance et de mort ? En commençant par la fin, c'est-à-dire, précisément, par la mort, par ce cancer foudroyant qui aurait dû le tuer en 1992, qu'il a cru vaincre et qui a finalement eu raison de lui en 2004 ? En décrivant un homme fascinant ? Inquiétant ? En le présentant comme un solitaire comptant nombre d'admirateurs ? Comme un penseur abordant frontalement les sujets les plus délicats sans jamais craindre de se faire des ennemis ? En peignant son physique de Pierre Richard élégant, sérieux et inquiet ? En précisant qu'il était psychanalyste ? Qu'il était même « psychanalyste au carré », comme j'aime à dire pour désigner les psychanalystes lacaniens ? En citant Lacan ? En prenant des précautions : c'était un psychanalyste, mais... c'était un lacanien, mais... puisque, désormais, la psychanalyse a si mauvaise presse et que même de grands intellectuels lui font de si piètres procès ? En énumérant les livres théoriques qu'il a publiés de son vivant, Que veut une femme ? (Navarrin, 1986, repris par Seuil, Points, 1995), L'Imposture perverse (Seuil, 1993) ? Ou ceux parus de manière posthume, L'Épreuve d'Antonin Artaud et l'expérience de la psychanalyse (Que, 2007), Les Sens de l'Holocauste. Jouissance et sacrifice (Que, 2008), Le Symptôme et la création (Bord de l'eau, 2010) ? En me situant par rapport à lui, même si une telle démarche n'a rien de scientifique ?... 

C'était cette dernière option que j'avais choisie quand j'avais rédigé, peu après sa mort, une préface à la réédition de l'entretien qu'il m'avait accordé en 2002, à Bruxelles, dans son cabinet de psychanalyste, au sujet de la sortie de Flac, ce roman impossible, magnifique et violent, le roman de Serge André1. Mais, pour céder à la subjectivité, je n'ai plus aujourd'hui l'excuse de la proximité de son décès, survenu il y a six ans : du temps est passé depuis lors, de l'eau a coulé entre les arches patientes du pont de Fragnée et d'autres psychanalystes lacaniens sont morts... Il me faut un autre angle d'approche, assurément.

flac

Dès lors, peut-être vaut-il mieux commencer par Flac, et même, par la couverture de la première édition française de ce livre écrit par un Belge et publié à Marseille aux éditions Que. En 2001, cette couverture arborait une photo en noir et blanc montrant une bouche grande ouverte, une bouche d'être humain, certes, mais tellement arrondie qu'elle faisait songer à quelque poisson monstrueux, avec une luette qui semblait prendre vie par elle-même, deux dents dissymétriques apparaissant à peine dans la pénombre et des lèvres brillantes peinant à rester dans le cadre de l'image. Les éditions Que, depuis lors, ont été rachetées par les éditions Luc Pire et, bonne nouvelle, le livre a été réédité. Sa couverture est désormais plus sobre (on y voit une bibliothèque), et le sous-titre (« suivi de L'écriture commence où finit la psychanalyse ») occupe désormais plus de place que le titre (Flac). Cette promotion n'est pas anodine : L'écriture commence où finit la psychanalyse est une postface théorique, qui encombrait Serge André et qu'avaient voulu ses éditeurs. Elle faisait déjà de l'ombre, alors, à Flac, le texte littéraire qui lui tenait à cœur : « La postface est moins à prendre au sérieux que le récit de Flac. » 2 Hélas, elle domine à présent le récit, comme si l'écrivain n'avait pas le droit de se dégager du psychanalyste.

Un mot, ensuite, sur l'histoire éditoriale de Flac : Serge André avait au départ envoyé son texte aux grands éditeurs parisiens en le signant d'un pseudonyme, pour éviter, précisément, que sa réputation de psychanalyste n'interfère dans leur lecture. Son manuscrit avait été accepté par l'un d'eux, mais, à la suite d'un remaniement d'équipe éditoriale, l'accord s'était mué en refus catégorique, ce qui avait été extrêmement douloureux pour l'auteur, d'autant qu'aucun autre éditeur ne se montrait favorable. L'histoire faillit s'arrêter là, mais un éditeur mexicain, à qui il l'avait racontée, voulut lire le manuscrit et bientôt le publier. C'est ainsi que Flac parut d'abord, traduit en espagnol, à Mexico, chez le grand éditeur Siglo xxi. La parution de ce livre attira l'attention d'un éditeur américain, puis, enfin, d'un éditeur français... Pareil détour éditorial doit être rare dans l'histoire de la littérature belge !

Remontons le temps pour évoquer ensuite rapidement l'histoire de l'écriture de Flac (racontée dans L'écriture commence où finit la psychanalyse). Nous sommes en 1992 (l'année du traité de Maastricht), au joli mois de mai : Serge André, qui n'a pas encore 44 ans, apprend qu'il est atteint du cancer et que ses jours sont comptés. Selon les médecins, il ne lui reste que six mois à vivre. Aussi entame-t-il une chimiothérapie, mais celle-ci est tellement épuisante que, contre tous les avis médicaux, il l'interrompt bientôt pour répondre à son plus vieux désir : celui d'écrire. D'écrire non pas un article ou un ouvrage théorique, mais un roman. Il se lance alors dans Flac, mu par une sorte de fièvre, en allant au bout de ses forces, malade, guetté par la mort. Et le miracle se produit, inexplicable : le cancer se résorbe. Flac a peut-être (car rien n'est sûr) sauvé la vie de son auteur – du moins provisoirement.

mars

Cette histoire rappelle celle d'un autre livre, Mars (1977), récit autobiographique qui voit son auteur, Fritz Zorn, réfléchir à l'origine psychologique et existentielle de son cancer et qui explique, en cours de route, que l'écriture du livre a ralenti le cours de la maladie (provisoirement, là aussi, hélas !) 3. Mars est donc un récit autobiographique rétrospectif : Zorn croit en une explication. Son cancer est dû au caractère frustrant, castrant, étouffant, ennuyeux de son éducation suisse bourgeoise. Il s'ensuit que ce livre est de facture assez classique – ce qui ne l'empêche pas d'être bouleversant.

Qu'en est-il de Flac ? S'il n'y est pas question du cancer, qui n'apparaît que dans l'encombrante postface, il s'agit bien, également, d'une autobiographie : on y lit le récit de l'enfance d'un personnage nommé Flac, qui éprouve des difficultés relationnelles avec sa mère et avec son père. Mais, cette fois, l'autobiographie n'est en rien traditionnelle. Hallucinée, fantasmatique, elle semble déborder de partout et dépasser le souvenir pour plonger dans les gouffres de l'inconscient. Serge André s'en explique dans « L'écriture commence... » :

Je sais, bien sûr, quels sont les éléments autobiographiques qui apparaissent dans mon récit, et je connais le fantasme central de son héros. Mais si Flac peut être considéré, entre autres points de vue, comme un récit autobiographique, ce n'est qu'à condition de préciser ce qu'il y a lieu d'entendre par le terme « autobiographie ».

Je revendique, en fait, pleinement la qualification d'autobiographique pour ce récit. Flac est autobiographique « à mille-pour-cent ». Je veux dire : autobiographique à cent-pour-cent, plus neuf-cent-pour-cent que j'ai ajoutés. J'ai puisé dans mon histoire une série d'éléments – événements, souvenirs, phrases ou mots marquants, détails parfois infimes mais restés gravés dans ma mémoire, collection hétéroclite dont le seul point commun et la seule importance véritable est le caractère d'énigme sous lequel il m'apparurent.

Mais ces éléments (ce sont les premiers « cent-pour-cent ») n'auraient présenté aucun intérêt à personne, à commencer par moi, s'ils n'avaient été gonflés et refaçonnés par les « neuf-cent-pour-cent » que j'y ai ajoutés. 4

Il s'ensuit deux choses : d'abord, la « vérité » recherchée ne peut être approchée que par ce débordement fantasmatique de la mémoire : elle ne peut naître de l'illusoire retranscription fidèle des souvenirs. Les souvenirs constituent, de toute façon, déjà une réécriture, donc une reconstruction. Si l'on veut capturer l'insaisissable de son passé, mieux vaut surprendre la mémoire par l'invention, qui charriera sans le savoir des débris de... Des débris de quoi au juste ? La réponse impossible à cette question constitue le second point, la seconde conséquence de la position de Serge André : la « vérité », c'est qu'il n'y a pas de vérité première ni de vérité dernière. Au fond de l'inconscient qu'il a traqué en s'adonnant à la psychanalyse puis à l'écriture, Serge André rencontre le vide, le néant, l'indicible. Nulle explication fatale ne se cache par derrière. L'inconscient, selon Serge André, est une machine de langage et non une phrase qui résonnerait dans l'être depuis son enfance. Aussi n'est-il pas étonnant que l'on ne rencontre pas dans Flac cet ordonnancement de la mémoire qui constitue la structure de Mars.


 

1 Une partie de cet entretien est paru dans la revue littéraire Le Carnet et les Instants, n°122, mars/mai 2002, pp. 21-23 sous le titre « Serge André et les détours de l'écriture ». Et la version intégrale est parue (sous le titre « Quand un psychanalyste laisse place à un écrivain »), en français, avec une introduction supplémentaire, dans la revue de psychanalyse néerlandophone Psychoanalytische perspectiven, n°22, 1, Gent, juin 2004, pp. 91-103. Cet entretien est accessible sur le web
2 Serge André, « Quand un psychanalyste laisse place à un écrivain », op. cit., p. 99.
3 Les deux livres sont comparés dans l'article enthousiaste de Thierre Zalic
4 Serge André, L'écriture commence où finit la psychanalyse, dans Flac, Marseille, Éditions Que, 2001, p. 154.

C'est ici que la psychanalyse (une certaine psychanalyse) rejoint la littérature (une certaine littérature). Trois points doivent ici être précisés et ces précisions constitueront la suite de mon propos : il convient d'abord de préciser le type de lien que désigne le verbe « rejoint » dans la phrase qui ouvre ce paragraphe. Ensuite, il me faudra en justifier les deux parenthèses : de quelle littérature et de quelle psychanalyse s'agit-il ?

Commençons par le lien. Il est clair que l'on est loin ici de la fameuse psychanalyse appliquée à la littérature dont le représentant le plus célèbre fut Charles Mauron et à laquelle Lacan s'était opposée en déclarant : « La psychanalyse ne s'applique, au sens propre, que comme un traitement, et donc à un sujet qui parle et qui entende. » 5 Pour Lacan, comme pour Freud avant lui, la psychanalyse ne surplombe pas la littérature : au contraire, souvent, les écrivains précèdent les psychanalystes et il convient de s'intéresser à la littérature pour enrichir la pensée psychanalytique et non pour l'écraser du poids de son savoir en construction. La démarche de Serge André semble prendre au pied de la lettre et renverser le point de vue lacanien : si la littérature précède la psychanalyse, le seul moyen d'aller au-delà de la psychanalyse, c'est de pratiquer la littérature. La postface qui annonce dès son titre que « L'écriture commence où finit la psychanalyse » ne signifie pas autre chose. Serge André tord ainsi le cou à un cliché romantique, qui veut que la psychanalyse soit dangereuse pour les créateurs, dont elle risquerait de briser l'inspiration. Aussi n'est-ce pas en tant que psychanalyste que Serge André écrit Flac, qui, comme il le déclare, est « un texte d'analysant pas d'analysé ». 6

Précisons à présent le type de littérature qui prolonge ici la psychanalyse. Schématiquement, il est possible de dégager deux moteurs contradictoires présidant au désir d'écrire (ou de lire) de la littérature : c'est en tout cas ce qu'expliquait Robbe-Grillet dans un long entretien :

Donc, les deux moteurs opposés dans l'incitation à écrire des romans pourraient être, en simplifiant, quelqu'un qui se met à parler du monde parce qu'il ne le comprend pas, et quelqu'un qui comprend très bien le monde parce qu'il est intelligent, que le monde est entièrement compréhensible, et qu'il parle pour vous l'expliquer. Vous pouvez lui faire confiance sa parole est la vérité. 7

 

Dans le clan de ceux qui comprennent, Robbe-Grillet plaçait Dickens, Balzac et les best-sellers d'aujourd'hui. Dans l'autre, Flaubert, le Camus de L'Étranger, Kafka et, bien entendu, lui-même. Il l'avoue : il s'agit d'une schématisation (« en simplifiant »), sans doute injuste envers Balzac. Et, dans la pratique, probablement la plupart des écrivains usent-ils alternativement (voire simultanément) de ces deux moteurs. Toujours est-il que Mars penche du côté du réalisme et de l'explication et Flac de l'énigme incompréhensible. Serge André en était conscient quand il déclarait : « Le microscopique auquel je m'intéresse, c'est l'énigme. » 8

Il s'ensuit des écritures contrastées : la transparence du style dépouillé de Zorn, le tourbillon moderniste de celui de Serge André. Celui-ci prétendait chercher un ton, une musique des mots sans se soucier a priori de ce qu'il avait à dire et l'on pourrait présenter Flac comme une tentative d'écriture sous la dictée de l'inconscient. Les circonstances de la rédaction (la proximité de la mort, l'urgence fatale) plaident en ce sens et l'on retrouverait là, à la fin du 20e siècle, le projet surréaliste des années 1920. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'une illusion. Serge André n'a pas écrit qu'avec son inconscient : il s'est présenté devant sa page blanche avec sa culture et sa connaissance de la littérature moderne, de Joyce, de Céline, du Nouveau Roman ou de Mallarmé. Et son style s'en ressent, bien entendu.

Il n'en demeure pas moins que ses phrases qui sont tour à tour longues et circulaires ou très courtes et vives, semblent bel et bien en recherche d'une impossible accroche. On lit, par exemple, dans les premières pages :

Décontenancé durant la première minute, épaté après la troisième, conquis à la quatrième, Flac fut positivement ensorcelé en cinq minutes par cette duchesse de l'extravagance dont la vivacité, la mise et la conversation étourdissantes transformaient les difformités en particularité aimables. 9

 

Cette phrase ne fait pas que dire le caractère « étourdissant » du personnage, il le montre au travers d'une écriture elle-même tourbillonnaire, rapide, passant d'un pôle sémantique à l'autre (de Flac au personnage féminin). La seconde partie du roman, quand la question du rapport à la mère laisse place à celle du rapport au père, voit le style s'apaiser quelque peu. Le récit, qui était fait de résumés et d'évocations, se concentre alors sur quelques scènes phares. Mais cet apaisement stylistique est de courte durée : à la fin du livre, le lecteur assiste à une espèce de brouillage de l'énonciation. D'abord, des voix étrangères semblent se mêler à la narration, sans être isolées par le moindre signe typographique, pour exprimer la pensée commune, la doxa, les propos envahissant du monde, qui peuplent parfois notre esprit contre notre gré. Ainsi est-il difficile de savoir qui parle à la fin de ce paragraphe :

Un matin, Flac s'en va. Souriez. S'en va nulle part. Au hasard. À la vie. Tra-la-la. Par les macadams, les dalles de béton et de pierre bleue, les pavés polis, les derniers pavés. Flac s'en va. Attention ! Si vous tenez à lui, c'est le moment d'un dernier poignant regard... C'est fait ? Eh bien ! en avant ! Ah ! le malheureux ! C'est affreux. Comme c'est affreux. Dans un tel égarement. On n'aurait jamais pensé que. En arriver à. Et dire que ses parents. Sans un mot. Une si triste fin. 10

Ensuite, le récit, qui s'écrivait jusque-là à la troisième personne, passe au « tu » alors que le narrateur semble prendre la parole en « je » : « C'est le dernier débat. La fin est toute proche désormais. Je le sais. Tu le sens. Je, tu. »11 La confusion s'accroît encore par la suite : le « je » désigne in fine Flac, qui ne se distingue dès lors plus du narrateur :

C'est un matin semblable à tous les matins. Et dans le désert jaune, dans le ciel trop bleu, enveloppé par le souffle du vent, une voix nue s'élève et chante doucement. Une voix qui se perd et qui s'obstine. Je l'entends, je ne l'entends pas, je l'entends. Je suis au bout. Je n'ai jamais rien voulu d'autre que ce matin. J'imagine. Je veux dire, non, rien. Au revoir... 12

Tels sont les mots qui terminent le roman : la parole s'y interrompt plus qu'elle ne s'achève. Pour reprendre la distinction de Robbe-Grillet, Flac appartient bel et bien à cette littérature qui « ne comprend pa» le monde : l'énigme est présente à l'origine de l'écriture et elle est encore amplifiée par l'aboutissement même du texte.

La multiplication et la confusion des voix peuvent surprendre quand on sait qu'il s'agit d'un récit qui prolonge une psychanalyse. Flac est aux antipodes de Mars : plutôt que de livrer une explication au sujet de l'ego, le récit se traduit par une dissémination de l'être et par le silence (par « une prise de silence », ai-je envie d'écrire, comme on dit « une prise de parole »).


 

5 Jacques Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir » [1958], dans Écrits, Paris, Seuil, collection « Le Champ freudien », 1966, p. 747.
6 Serge André, « Quand un psychanalyste laisse place à un écrivain », op. cit., p. 100.
7 Alain Robbe-Grillet, Préface à une vie d'écrivain, Paris, France Culture/Seuil, 2005, p. 25.
8 Serge André, « Quand un psychanalyste laisse place à un écrivain », op. cit., p. 96.
9 Serge André, Flac, op. cit., p. 39.
10 Ibidem, p. 133.
11 Ibidem, p. 145.
12 Ibidem, p. 147.

Or, il est clair que la psychanalyse passe souvent pour une technique de reconstruction de l'ego. En témoigne, par exemple, cet extrait du premier (et, à mon avis, du meilleur) roman de Michel Houellebecq :

Sous couvert de reconstruction du moi, les psychanalystes procèdent en réalité à une scandaleuse destruction de l'être humain. Innocence, générosité, pureté... tout cela est rapidement broyé entre leurs mains grossières. Les psychanalystes, grassement rémunérés, prétentieux et stupides, anéantissent définitivement chez leurs soi-disant patientes toute aptitude à l'amour, aussi bien mental que physique ; ils se comportent en fait en véritable ennemi de l'humanité. Impitoyable école d'égoïsme, la psychanalyse s'attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles un peu paumées pour les transformer en d'ignobles pétasses, d'un égocentrisme délirant, qui ne peuvent plus susciter qu'un légitime dégoût. 13

« Reconstruction du moi », « école d'égoïsme », « égocentrisme » : telle est bien la psychanalyse honnie par Houellebecq. Malgré sa férocité (qui comporte une part de misogynie), cette diatribe n'est pas de nature à atteindre la psychanalyse telle qu'elle est prolongée par Flac, puisqu'au lieu de viser la « reconstruction du moi », celle-ci aboutit à une dissémination des voix et au néant.

L'on en arrive ainsi au dernier point : quelle psychanalyse s'achève quand commence l'écriture de Flac ? Une psychanalyse lacanienne, on l'aura compris, mais il n'est peut-être pas seulement ici question d'école de pensée.

Peut-être, est-il possible d'appliquer à la psychanalyse, mutatis mutandis, la distinction au moyen de laquelle Robbe-Grillet classait les romanciers en deux familles opposées. D'un côté la psychanalyse qui comprend et qui explique, de l'autre celle qui s'intéresse à une énigme en sachant pertinemment bien qu'elle n'en trouvera jamais la clé. Dans la réalité de la pratique, sans doute chaque psychanalyste passe d'un pôle à l'autre, de la compréhension à l'incompréhension. Il n'empêche que seule une psychanalyse un peu idiote peut vraiment croire qu'elle est de nature à trouver la clé de l'énigme, à déchiffrer la phrase cachée au fond de l'inconscient de l'analysant ou à atteindre un fantasme primitif et à ainsi « soigner » ou « guérir » le patient. La psychanalyse intelligente sait, bien entendu, qu'il ne s'agit pas de cela et que demeurera toujours une part d'irréductible impossible à symboliser (ce que Lacan appelait « Réel », par opposition à « Symbolique » et à « Imaginaire »).

Mais la demande sociale adressée au psychanalyste n'en a cure. Elle le prie toujours de « guérir » l'être humain de son inéluctable sort. C'est ainsi que s'explique, sans doute, la haine violente, si fréquente, et en hausse aujourd'hui, que suscite la psychanalyse. Celle-ci est prise entre deux feux. Soit elle cède à la demande implicite, elle s'abêtit, se targue de savoir et est prise en défaut : il est facile alors de lui reprocher de ne pas être une science exacte et d'aller exhumer les patients de Freud qui n'ont pas « guéri ». Soit elle tient bon et refuse de jouer au curé moderne ou au gourou. Elle ne répond alors plus du tout à la demande sociale actuelle, qui veut des explications claires, des guérisons express et des solutions à appliquer d'urgence. Elle laisse ainsi la place, d'une part, à la solution médicamenteuse et, d'autre part, à la prolifération mercantile (ou de bonne foi) de penseurs nunuches qui disent aux braves gens comment faire pour atteindre le bonheur. D'où le second versant de la haine de la psychanalyse, le versant anti-intellectuel, qui fait des psychanalystes (surtout lacaniens) d'horribles jargonneurs incompréhensibles réservant leurs cures inefficaces à une élite sociale et culturelle.14

À quoi sert-elle, me dira-t-on, la psychanalyse intelligente, si elle ne guérit pas et si elle ne permet même pas de se comprendre de fond en comble ? Elle peut aider, d'abord, soulager, faire réfléchir, reporter parfois quelque peu l'irrémédiable, etc. Mais, surtout, – et c'est là à nouveau qu'elle rejoint la littérature – elle permet de se dire, d'écrire oralement son propre roman. Mon père, qui était à la fois psychanalyste intelligent et psychanalyste lacanien (au lecteur qui aura eu l'amabilité de me lire jusqu'ici je peux en faire la confidence), et dont la mort brutale a laissé tant de gens désemparés dans la ville où il travaillait, en était arrivé à cette conclusion à l'époque où il recevait sur son divan plusieurs patients gravement atteints du sida : ces personnes étaient condamnées et savaient que la psychanalyse était tout à fait impuissante face à la prolifération du virus, mais elles éprouvaient le besoin de raconter une bonne fois pour toutes leur terrible histoire, leur roman. C'est aussi ce que disait Serge André : « L'analyse est la seule possibilité de déballer son roman à quelqu'un qui s'y intéresse pendant autant d'années. C'est incroyable. »15

Laurent Demoulin
Novembre 2010

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.

 


 

13 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, collection J'ai lu, 1994, p. 103.
14 Ce tableau est certes extrêmement simplificateur : le but du présent article n'est pas d'examiner les arguments des divers opposants à la psychanalyse, de Van Rilaert à Onfray, en passant par Saks ou Sokal et Bricmont. Isolons toutefois la critique de Gilles Deleuze, rendue assez célèbre par son abécédaire filmé, afin de la nuancer en soulignant, avec Monique David-Ménard, auteure d'un livre exigeant et sagace sur la question, que « la critique menée par Deleuze philosophe contre la psychanalyse [...] porte au crédit de cette pratique de s'appuyer sur une pensée véritable. » (Monique David-Ménard, Deleuze et la psychanalyse. L'altercation, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 15)
15 Serge André, « Quand un psychanalyste laisse place à un écrivain », op. cit., p. 100.


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