Psychanalyse au bord du néant

Comment parler de Serge André ? Comment en parler une nouvelle fois ? Comment en parler encore ? Par où commencer ? En précisant ses dates de naissance et de mort ? En commençant par la fin, c'est-à-dire, précisément, par la mort, par ce cancer foudroyant qui aurait dû le tuer en 1992, qu'il a cru vaincre et qui a finalement eu raison de lui en 2004 ? En décrivant un homme fascinant ? Inquiétant ? En le présentant comme un solitaire comptant nombre d'admirateurs ? Comme un penseur abordant frontalement les sujets les plus délicats sans jamais craindre de se faire des ennemis ? En peignant son physique de Pierre Richard élégant, sérieux et inquiet ? En précisant qu'il était psychanalyste ? Qu'il était même « psychanalyste au carré », comme j'aime à dire pour désigner les psychanalystes lacaniens ? En citant Lacan ? En prenant des précautions : c'était un psychanalyste, mais... c'était un lacanien, mais... puisque, désormais, la psychanalyse a si mauvaise presse et que même de grands intellectuels lui font de si piètres procès ? En énumérant les livres théoriques qu'il a publiés de son vivant, Que veut une femme ? (Navarrin, 1986, repris par Seuil, Points, 1995), L'Imposture perverse (Seuil, 1993) ? Ou ceux parus de manière posthume, L'Épreuve d'Antonin Artaud et l'expérience de la psychanalyse (Que, 2007), Les Sens de l'Holocauste. Jouissance et sacrifice (Que, 2008), Le Symptôme et la création (Bord de l'eau, 2010) ? En me situant par rapport à lui, même si une telle démarche n'a rien de scientifique ?... 

C'était cette dernière option que j'avais choisie quand j'avais rédigé, peu après sa mort, une préface à la réédition de l'entretien qu'il m'avait accordé en 2002, à Bruxelles, dans son cabinet de psychanalyste, au sujet de la sortie de Flac, ce roman impossible, magnifique et violent, le roman de Serge André1. Mais, pour céder à la subjectivité, je n'ai plus aujourd'hui l'excuse de la proximité de son décès, survenu il y a six ans : du temps est passé depuis lors, de l'eau a coulé entre les arches patientes du pont de Fragnée et d'autres psychanalystes lacaniens sont morts... Il me faut un autre angle d'approche, assurément.

flac

Dès lors, peut-être vaut-il mieux commencer par Flac, et même, par la couverture de la première édition française de ce livre écrit par un Belge et publié à Marseille aux éditions Que. En 2001, cette couverture arborait une photo en noir et blanc montrant une bouche grande ouverte, une bouche d'être humain, certes, mais tellement arrondie qu'elle faisait songer à quelque poisson monstrueux, avec une luette qui semblait prendre vie par elle-même, deux dents dissymétriques apparaissant à peine dans la pénombre et des lèvres brillantes peinant à rester dans le cadre de l'image. Les éditions Que, depuis lors, ont été rachetées par les éditions Luc Pire et, bonne nouvelle, le livre a été réédité. Sa couverture est désormais plus sobre (on y voit une bibliothèque), et le sous-titre (« suivi de L'écriture commence où finit la psychanalyse ») occupe désormais plus de place que le titre (Flac). Cette promotion n'est pas anodine : L'écriture commence où finit la psychanalyse est une postface théorique, qui encombrait Serge André et qu'avaient voulu ses éditeurs. Elle faisait déjà de l'ombre, alors, à Flac, le texte littéraire qui lui tenait à cœur : « La postface est moins à prendre au sérieux que le récit de Flac. » 2 Hélas, elle domine à présent le récit, comme si l'écrivain n'avait pas le droit de se dégager du psychanalyste.

Un mot, ensuite, sur l'histoire éditoriale de Flac : Serge André avait au départ envoyé son texte aux grands éditeurs parisiens en le signant d'un pseudonyme, pour éviter, précisément, que sa réputation de psychanalyste n'interfère dans leur lecture. Son manuscrit avait été accepté par l'un d'eux, mais, à la suite d'un remaniement d'équipe éditoriale, l'accord s'était mué en refus catégorique, ce qui avait été extrêmement douloureux pour l'auteur, d'autant qu'aucun autre éditeur ne se montrait favorable. L'histoire faillit s'arrêter là, mais un éditeur mexicain, à qui il l'avait racontée, voulut lire le manuscrit et bientôt le publier. C'est ainsi que Flac parut d'abord, traduit en espagnol, à Mexico, chez le grand éditeur Siglo xxi. La parution de ce livre attira l'attention d'un éditeur américain, puis, enfin, d'un éditeur français... Pareil détour éditorial doit être rare dans l'histoire de la littérature belge !

Remontons le temps pour évoquer ensuite rapidement l'histoire de l'écriture de Flac (racontée dans L'écriture commence où finit la psychanalyse). Nous sommes en 1992 (l'année du traité de Maastricht), au joli mois de mai : Serge André, qui n'a pas encore 44 ans, apprend qu'il est atteint du cancer et que ses jours sont comptés. Selon les médecins, il ne lui reste que six mois à vivre. Aussi entame-t-il une chimiothérapie, mais celle-ci est tellement épuisante que, contre tous les avis médicaux, il l'interrompt bientôt pour répondre à son plus vieux désir : celui d'écrire. D'écrire non pas un article ou un ouvrage théorique, mais un roman. Il se lance alors dans Flac, mu par une sorte de fièvre, en allant au bout de ses forces, malade, guetté par la mort. Et le miracle se produit, inexplicable : le cancer se résorbe. Flac a peut-être (car rien n'est sûr) sauvé la vie de son auteur – du moins provisoirement.

mars

Cette histoire rappelle celle d'un autre livre, Mars (1977), récit autobiographique qui voit son auteur, Fritz Zorn, réfléchir à l'origine psychologique et existentielle de son cancer et qui explique, en cours de route, que l'écriture du livre a ralenti le cours de la maladie (provisoirement, là aussi, hélas !) 3. Mars est donc un récit autobiographique rétrospectif : Zorn croit en une explication. Son cancer est dû au caractère frustrant, castrant, étouffant, ennuyeux de son éducation suisse bourgeoise. Il s'ensuit que ce livre est de facture assez classique – ce qui ne l'empêche pas d'être bouleversant.

Qu'en est-il de Flac ? S'il n'y est pas question du cancer, qui n'apparaît que dans l'encombrante postface, il s'agit bien, également, d'une autobiographie : on y lit le récit de l'enfance d'un personnage nommé Flac, qui éprouve des difficultés relationnelles avec sa mère et avec son père. Mais, cette fois, l'autobiographie n'est en rien traditionnelle. Hallucinée, fantasmatique, elle semble déborder de partout et dépasser le souvenir pour plonger dans les gouffres de l'inconscient. Serge André s'en explique dans « L'écriture commence... » :

Je sais, bien sûr, quels sont les éléments autobiographiques qui apparaissent dans mon récit, et je connais le fantasme central de son héros. Mais si Flac peut être considéré, entre autres points de vue, comme un récit autobiographique, ce n'est qu'à condition de préciser ce qu'il y a lieu d'entendre par le terme « autobiographie ».

Je revendique, en fait, pleinement la qualification d'autobiographique pour ce récit. Flac est autobiographique « à mille-pour-cent ». Je veux dire : autobiographique à cent-pour-cent, plus neuf-cent-pour-cent que j'ai ajoutés. J'ai puisé dans mon histoire une série d'éléments – événements, souvenirs, phrases ou mots marquants, détails parfois infimes mais restés gravés dans ma mémoire, collection hétéroclite dont le seul point commun et la seule importance véritable est le caractère d'énigme sous lequel il m'apparurent.

Mais ces éléments (ce sont les premiers « cent-pour-cent ») n'auraient présenté aucun intérêt à personne, à commencer par moi, s'ils n'avaient été gonflés et refaçonnés par les « neuf-cent-pour-cent » que j'y ai ajoutés. 4

Il s'ensuit deux choses : d'abord, la « vérité » recherchée ne peut être approchée que par ce débordement fantasmatique de la mémoire : elle ne peut naître de l'illusoire retranscription fidèle des souvenirs. Les souvenirs constituent, de toute façon, déjà une réécriture, donc une reconstruction. Si l'on veut capturer l'insaisissable de son passé, mieux vaut surprendre la mémoire par l'invention, qui charriera sans le savoir des débris de... Des débris de quoi au juste ? La réponse impossible à cette question constitue le second point, la seconde conséquence de la position de Serge André : la « vérité », c'est qu'il n'y a pas de vérité première ni de vérité dernière. Au fond de l'inconscient qu'il a traqué en s'adonnant à la psychanalyse puis à l'écriture, Serge André rencontre le vide, le néant, l'indicible. Nulle explication fatale ne se cache par derrière. L'inconscient, selon Serge André, est une machine de langage et non une phrase qui résonnerait dans l'être depuis son enfance. Aussi n'est-il pas étonnant que l'on ne rencontre pas dans Flac cet ordonnancement de la mémoire qui constitue la structure de Mars.


 

1 Une partie de cet entretien est paru dans la revue littéraire Le Carnet et les Instants, n°122, mars/mai 2002, pp. 21-23 sous le titre « Serge André et les détours de l'écriture ». Et la version intégrale est parue (sous le titre « Quand un psychanalyste laisse place à un écrivain »), en français, avec une introduction supplémentaire, dans la revue de psychanalyse néerlandophone Psychoanalytische perspectiven, n°22, 1, Gent, juin 2004, pp. 91-103. Cet entretien est accessible sur le web
2 Serge André, « Quand un psychanalyste laisse place à un écrivain », op. cit., p. 99.
3 Les deux livres sont comparés dans l'article enthousiaste de Thierre Zalic
4 Serge André, L'écriture commence où finit la psychanalyse, dans Flac, Marseille, Éditions Que, 2001, p. 154.

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