Psychanalyse au bord du néant

Or, il est clair que la psychanalyse passe souvent pour une technique de reconstruction de l'ego. En témoigne, par exemple, cet extrait du premier (et, à mon avis, du meilleur) roman de Michel Houellebecq :

Sous couvert de reconstruction du moi, les psychanalystes procèdent en réalité à une scandaleuse destruction de l'être humain. Innocence, générosité, pureté... tout cela est rapidement broyé entre leurs mains grossières. Les psychanalystes, grassement rémunérés, prétentieux et stupides, anéantissent définitivement chez leurs soi-disant patientes toute aptitude à l'amour, aussi bien mental que physique ; ils se comportent en fait en véritable ennemi de l'humanité. Impitoyable école d'égoïsme, la psychanalyse s'attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles un peu paumées pour les transformer en d'ignobles pétasses, d'un égocentrisme délirant, qui ne peuvent plus susciter qu'un légitime dégoût. 13

« Reconstruction du moi », « école d'égoïsme », « égocentrisme » : telle est bien la psychanalyse honnie par Houellebecq. Malgré sa férocité (qui comporte une part de misogynie), cette diatribe n'est pas de nature à atteindre la psychanalyse telle qu'elle est prolongée par Flac, puisqu'au lieu de viser la « reconstruction du moi », celle-ci aboutit à une dissémination des voix et au néant.

L'on en arrive ainsi au dernier point : quelle psychanalyse s'achève quand commence l'écriture de Flac ? Une psychanalyse lacanienne, on l'aura compris, mais il n'est peut-être pas seulement ici question d'école de pensée.

Peut-être, est-il possible d'appliquer à la psychanalyse, mutatis mutandis, la distinction au moyen de laquelle Robbe-Grillet classait les romanciers en deux familles opposées. D'un côté la psychanalyse qui comprend et qui explique, de l'autre celle qui s'intéresse à une énigme en sachant pertinemment bien qu'elle n'en trouvera jamais la clé. Dans la réalité de la pratique, sans doute chaque psychanalyste passe d'un pôle à l'autre, de la compréhension à l'incompréhension. Il n'empêche que seule une psychanalyse un peu idiote peut vraiment croire qu'elle est de nature à trouver la clé de l'énigme, à déchiffrer la phrase cachée au fond de l'inconscient de l'analysant ou à atteindre un fantasme primitif et à ainsi « soigner » ou « guérir » le patient. La psychanalyse intelligente sait, bien entendu, qu'il ne s'agit pas de cela et que demeurera toujours une part d'irréductible impossible à symboliser (ce que Lacan appelait « Réel », par opposition à « Symbolique » et à « Imaginaire »).

Mais la demande sociale adressée au psychanalyste n'en a cure. Elle le prie toujours de « guérir » l'être humain de son inéluctable sort. C'est ainsi que s'explique, sans doute, la haine violente, si fréquente, et en hausse aujourd'hui, que suscite la psychanalyse. Celle-ci est prise entre deux feux. Soit elle cède à la demande implicite, elle s'abêtit, se targue de savoir et est prise en défaut : il est facile alors de lui reprocher de ne pas être une science exacte et d'aller exhumer les patients de Freud qui n'ont pas « guéri ». Soit elle tient bon et refuse de jouer au curé moderne ou au gourou. Elle ne répond alors plus du tout à la demande sociale actuelle, qui veut des explications claires, des guérisons express et des solutions à appliquer d'urgence. Elle laisse ainsi la place, d'une part, à la solution médicamenteuse et, d'autre part, à la prolifération mercantile (ou de bonne foi) de penseurs nunuches qui disent aux braves gens comment faire pour atteindre le bonheur. D'où le second versant de la haine de la psychanalyse, le versant anti-intellectuel, qui fait des psychanalystes (surtout lacaniens) d'horribles jargonneurs incompréhensibles réservant leurs cures inefficaces à une élite sociale et culturelle.14

À quoi sert-elle, me dira-t-on, la psychanalyse intelligente, si elle ne guérit pas et si elle ne permet même pas de se comprendre de fond en comble ? Elle peut aider, d'abord, soulager, faire réfléchir, reporter parfois quelque peu l'irrémédiable, etc. Mais, surtout, – et c'est là à nouveau qu'elle rejoint la littérature – elle permet de se dire, d'écrire oralement son propre roman. Mon père, qui était à la fois psychanalyste intelligent et psychanalyste lacanien (au lecteur qui aura eu l'amabilité de me lire jusqu'ici je peux en faire la confidence), et dont la mort brutale a laissé tant de gens désemparés dans la ville où il travaillait, en était arrivé à cette conclusion à l'époque où il recevait sur son divan plusieurs patients gravement atteints du sida : ces personnes étaient condamnées et savaient que la psychanalyse était tout à fait impuissante face à la prolifération du virus, mais elles éprouvaient le besoin de raconter une bonne fois pour toutes leur terrible histoire, leur roman. C'est aussi ce que disait Serge André : « L'analyse est la seule possibilité de déballer son roman à quelqu'un qui s'y intéresse pendant autant d'années. C'est incroyable. »15

Laurent Demoulin
Novembre 2010

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.

 


 

13 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, collection J'ai lu, 1994, p. 103.
14 Ce tableau est certes extrêmement simplificateur : le but du présent article n'est pas d'examiner les arguments des divers opposants à la psychanalyse, de Van Rilaert à Onfray, en passant par Saks ou Sokal et Bricmont. Isolons toutefois la critique de Gilles Deleuze, rendue assez célèbre par son abécédaire filmé, afin de la nuancer en soulignant, avec Monique David-Ménard, auteure d'un livre exigeant et sagace sur la question, que « la critique menée par Deleuze philosophe contre la psychanalyse [...] porte au crédit de cette pratique de s'appuyer sur une pensée véritable. » (Monique David-Ménard, Deleuze et la psychanalyse. L'altercation, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 15)
15 Serge André, « Quand un psychanalyste laisse place à un écrivain », op. cit., p. 100.

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