Psychanalyse au bord du néant

C'est ici que la psychanalyse (une certaine psychanalyse) rejoint la littérature (une certaine littérature). Trois points doivent ici être précisés et ces précisions constitueront la suite de mon propos : il convient d'abord de préciser le type de lien que désigne le verbe « rejoint » dans la phrase qui ouvre ce paragraphe. Ensuite, il me faudra en justifier les deux parenthèses : de quelle littérature et de quelle psychanalyse s'agit-il ?

Commençons par le lien. Il est clair que l'on est loin ici de la fameuse psychanalyse appliquée à la littérature dont le représentant le plus célèbre fut Charles Mauron et à laquelle Lacan s'était opposée en déclarant : « La psychanalyse ne s'applique, au sens propre, que comme un traitement, et donc à un sujet qui parle et qui entende. » 5 Pour Lacan, comme pour Freud avant lui, la psychanalyse ne surplombe pas la littérature : au contraire, souvent, les écrivains précèdent les psychanalystes et il convient de s'intéresser à la littérature pour enrichir la pensée psychanalytique et non pour l'écraser du poids de son savoir en construction. La démarche de Serge André semble prendre au pied de la lettre et renverser le point de vue lacanien : si la littérature précède la psychanalyse, le seul moyen d'aller au-delà de la psychanalyse, c'est de pratiquer la littérature. La postface qui annonce dès son titre que « L'écriture commence où finit la psychanalyse » ne signifie pas autre chose. Serge André tord ainsi le cou à un cliché romantique, qui veut que la psychanalyse soit dangereuse pour les créateurs, dont elle risquerait de briser l'inspiration. Aussi n'est-ce pas en tant que psychanalyste que Serge André écrit Flac, qui, comme il le déclare, est « un texte d'analysant pas d'analysé ». 6

Précisons à présent le type de littérature qui prolonge ici la psychanalyse. Schématiquement, il est possible de dégager deux moteurs contradictoires présidant au désir d'écrire (ou de lire) de la littérature : c'est en tout cas ce qu'expliquait Robbe-Grillet dans un long entretien :

Donc, les deux moteurs opposés dans l'incitation à écrire des romans pourraient être, en simplifiant, quelqu'un qui se met à parler du monde parce qu'il ne le comprend pas, et quelqu'un qui comprend très bien le monde parce qu'il est intelligent, que le monde est entièrement compréhensible, et qu'il parle pour vous l'expliquer. Vous pouvez lui faire confiance sa parole est la vérité. 7

 

Dans le clan de ceux qui comprennent, Robbe-Grillet plaçait Dickens, Balzac et les best-sellers d'aujourd'hui. Dans l'autre, Flaubert, le Camus de L'Étranger, Kafka et, bien entendu, lui-même. Il l'avoue : il s'agit d'une schématisation (« en simplifiant »), sans doute injuste envers Balzac. Et, dans la pratique, probablement la plupart des écrivains usent-ils alternativement (voire simultanément) de ces deux moteurs. Toujours est-il que Mars penche du côté du réalisme et de l'explication et Flac de l'énigme incompréhensible. Serge André en était conscient quand il déclarait : « Le microscopique auquel je m'intéresse, c'est l'énigme. » 8

Il s'ensuit des écritures contrastées : la transparence du style dépouillé de Zorn, le tourbillon moderniste de celui de Serge André. Celui-ci prétendait chercher un ton, une musique des mots sans se soucier a priori de ce qu'il avait à dire et l'on pourrait présenter Flac comme une tentative d'écriture sous la dictée de l'inconscient. Les circonstances de la rédaction (la proximité de la mort, l'urgence fatale) plaident en ce sens et l'on retrouverait là, à la fin du 20e siècle, le projet surréaliste des années 1920. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'une illusion. Serge André n'a pas écrit qu'avec son inconscient : il s'est présenté devant sa page blanche avec sa culture et sa connaissance de la littérature moderne, de Joyce, de Céline, du Nouveau Roman ou de Mallarmé. Et son style s'en ressent, bien entendu.

Il n'en demeure pas moins que ses phrases qui sont tour à tour longues et circulaires ou très courtes et vives, semblent bel et bien en recherche d'une impossible accroche. On lit, par exemple, dans les premières pages :

Décontenancé durant la première minute, épaté après la troisième, conquis à la quatrième, Flac fut positivement ensorcelé en cinq minutes par cette duchesse de l'extravagance dont la vivacité, la mise et la conversation étourdissantes transformaient les difformités en particularité aimables. 9

 

Cette phrase ne fait pas que dire le caractère « étourdissant » du personnage, il le montre au travers d'une écriture elle-même tourbillonnaire, rapide, passant d'un pôle sémantique à l'autre (de Flac au personnage féminin). La seconde partie du roman, quand la question du rapport à la mère laisse place à celle du rapport au père, voit le style s'apaiser quelque peu. Le récit, qui était fait de résumés et d'évocations, se concentre alors sur quelques scènes phares. Mais cet apaisement stylistique est de courte durée : à la fin du livre, le lecteur assiste à une espèce de brouillage de l'énonciation. D'abord, des voix étrangères semblent se mêler à la narration, sans être isolées par le moindre signe typographique, pour exprimer la pensée commune, la doxa, les propos envahissant du monde, qui peuplent parfois notre esprit contre notre gré. Ainsi est-il difficile de savoir qui parle à la fin de ce paragraphe :

Un matin, Flac s'en va. Souriez. S'en va nulle part. Au hasard. À la vie. Tra-la-la. Par les macadams, les dalles de béton et de pierre bleue, les pavés polis, les derniers pavés. Flac s'en va. Attention ! Si vous tenez à lui, c'est le moment d'un dernier poignant regard... C'est fait ? Eh bien ! en avant ! Ah ! le malheureux ! C'est affreux. Comme c'est affreux. Dans un tel égarement. On n'aurait jamais pensé que. En arriver à. Et dire que ses parents. Sans un mot. Une si triste fin. 10

Ensuite, le récit, qui s'écrivait jusque-là à la troisième personne, passe au « tu » alors que le narrateur semble prendre la parole en « je » : « C'est le dernier débat. La fin est toute proche désormais. Je le sais. Tu le sens. Je, tu. »11 La confusion s'accroît encore par la suite : le « je » désigne in fine Flac, qui ne se distingue dès lors plus du narrateur :

C'est un matin semblable à tous les matins. Et dans le désert jaune, dans le ciel trop bleu, enveloppé par le souffle du vent, une voix nue s'élève et chante doucement. Une voix qui se perd et qui s'obstine. Je l'entends, je ne l'entends pas, je l'entends. Je suis au bout. Je n'ai jamais rien voulu d'autre que ce matin. J'imagine. Je veux dire, non, rien. Au revoir... 12

Tels sont les mots qui terminent le roman : la parole s'y interrompt plus qu'elle ne s'achève. Pour reprendre la distinction de Robbe-Grillet, Flac appartient bel et bien à cette littérature qui « ne comprend pa» le monde : l'énigme est présente à l'origine de l'écriture et elle est encore amplifiée par l'aboutissement même du texte.

La multiplication et la confusion des voix peuvent surprendre quand on sait qu'il s'agit d'un récit qui prolonge une psychanalyse. Flac est aux antipodes de Mars : plutôt que de livrer une explication au sujet de l'ego, le récit se traduit par une dissémination de l'être et par le silence (par « une prise de silence », ai-je envie d'écrire, comme on dit « une prise de parole »).


 

5 Jacques Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir » [1958], dans Écrits, Paris, Seuil, collection « Le Champ freudien », 1966, p. 747.
6 Serge André, « Quand un psychanalyste laisse place à un écrivain », op. cit., p. 100.
7 Alain Robbe-Grillet, Préface à une vie d'écrivain, Paris, France Culture/Seuil, 2005, p. 25.
8 Serge André, « Quand un psychanalyste laisse place à un écrivain », op. cit., p. 96.
9 Serge André, Flac, op. cit., p. 39.
10 Ibidem, p. 133.
11 Ibidem, p. 145.
12 Ibidem, p. 147.

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