Psychanalyse et cinéma

En plus d'être nés à peu près en même temps (aux alentours de 1895), la psychanalyse et le cinéma entretiennent une relation privilégiée qui a fait l'objet de théories et de questionnements très nombreux et variés. Selon l'angle de recherche et la nature de la relation, ces questionnements peuvent mobiliser des disciplines scientifiques diverses et donc se situer à des niveaux théoriques relativement différents. On essayera ici de dresser un bref panoramique1 qui, sans être exhaustif (il suffit d'associer psychanalyse et cinéma dans un moteur de recherche pour se rendre compte que les écrits portant sur leur relation sont innombrables), relève quelques acceptions de cette relation, envisagées depuis leur forme la plus concrète jusqu'à leur dimension probablement la plus subtile et conceptuelle.

La psychanalyse au cinéma

Dans la mesure où le cinéma peut être englobant et traiter tous les sujets, on peut se poser une première question simple : quelle est la place de la psychanalyse au cinéma. En d'autres termes, on peut d'abord envisager la psychanalyse en tant que thème, au même titre que toute autre thématique. De la même manière qu'un film peut traiter de l'amour ou du pouvoir, il pourrait également mettre ces thèmes en perspective en traitant également de psychanalyse, comme Sans queue ni tête de Jeanne Labrune, pour prendre l'exemple le plus récent. Cette relation semble pourtant manquer d'intérêt si l'on se contente d'envisager la psychanalyse comme simple « sujet de film ». C'est à partir du moment où on l'envisage comme pensée qu'il devient intéressant d'en mesurer les implications. L'exemple le plus célèbre est sans aucun doute celui d'Alfred Hitchcock, dont les films, pour la plupart, s'inscrivent dans des registres psychanalytiques évidents et assumés (l'Œdipe, le désir, la loi, la castration symbolique, etc.)

fenetrecour

Un des exemples hitchcockiens les plus significatifs dans l'étude de cette relation entre psychanalyse et cinéma est probablement celui de Fenêtre sur cour (1955), qui raconte l'histoire de Jeff, un photographe qui s'est cassé une jambe et qui est obligé de rester assis dans son appartement. Il passe alors ses journées à regarder ses voisins par la fenêtre, et lorsque ce passe-temps devient une obsession (il pense avoir découvert un meurtre), il se met également à utiliser son téléobjectif pour mieux les observer. Son statut d'observateur lointain cloué dans son siège, devenu voyeur symboliquement castré (sa jambe cassée le rend physiquement et symboliquement impuissant) est très comparable au statut du spectateur, également retenu dans son siège, face à des images. Le dispositif scénographique de Fenêtre sur cour partage donc avec le dispositif cinématographique cette même réflexion sur le spectateur, c'est-à-dire sur le cinéma comme fenêtre sur le désir et le fantasme, et sur la psychanalyse comme dispositif d'images.

Réciprocité des dispositifs

L'exemple de Fenêtre sur cour a donc ceci d'intéressant qu'il permet de poser la question de la relation entre psychanalyse et cinéma en termes de dispositifs. Cette question des dispositifs est d'autant plus essentielle qu'elle fait l'objet d'une problématisation réciproque : non seulement le modèle psychanalytique a été utile pour expliquer le dispositif cinématographique, mais inversement, déjà chez Freud, le modèle photographique et cinématographique a également été utile pour expliquer le dispositif psychanalytique. En effet, dans son explication du mécanisme du rêve, Freud utilise précisément la métaphore de la photographie : il établit alors une analogie entre l'appareil psychique et l'appareil photographique pour montrer que le rêve fonctionne d'abord par une « perception-conscience » [prise de vue photographique], transformée en inconscient [pellicule impressionnée], pour enfin devenir un rêve (obtenu par le travail du rêve, qui transforme le contenu latent en contenu manifeste) [l'image sensible, qui significativement est également appelée dans le vocabulaire technique « image latente », se trouve en phase de développement pour se révéler sur un support].

Jean-Louis Baudry, théoricien du cinéma, envisagera quant à lui le cinéma lui-même comme métaphore de l'inconscient et du travail du rêve : comme le rêveur, le spectateur dans une séance de cinéma est en situation de sous-motricité et ne fait pas l'épreuve de la réalité. Ensuite, Baudry décrit la salle de cinéma comme un cocon maternel, d'avant la naissance, dans lequel on peut s'oublier alors qu'on y constitue un sujet. Enfin, comme le rêveur ne sait pas qu'il rêve, alors que le spectateur sait qu'il est au cinéma, Baudry préfère parler d'hallucination, située entre la perception et l'imagination.

boonmee

Très récemment, Oncle Boonmee, du cinéaste Apichatpong Weerasethakul, offrait l'exemple étonnant d'un film qui, dans son traitement formel et même dans son dispositif narratif, fonctionne sur l'indistinction entre perception et imagination. Si la palme d'or de Cannes a été qualifiée de soporifique par certains critiques de cinéma, cela peut vraisemblablement être considéré comme un compliment, dans la mesure où c'est précisément ce qui fait l'intérêt d'un film où le rapport entre le spectateur et le film passe moins par l'activité cérébrale que par une perception particulière qui place le spectateur face à des phénomènes d'apparition curieux et hallucinatoires. Et c'est, en quelque sorte, justement en s'assoupissant pendant la projection que le spectateur peut éprouver des sensations purement cinématographiques : l'œil du dormeur est alors dans un état singulier de perception du monde, état qui peut perturber (et, au moment de se coucher, empêcher de dormir éventuellement) lorsqu'il s'agit de se souvenir si telle image fait partie du film ou constitue le fruit de l'imagination ou du désir.

Sur cette question de l'imagination, Michel Mourlet conçoit le dispositif cinématographique comme un dispositif capable de produire un état extatique : « Provoquer cette tension vers l'écran apparaît comme le projet fondamental du cinéaste. En l'occurrence le mouvement, domaine spécifique de notre art, doit s'alourdir d'un enjeu ou se parer d'une grâce tels qu'il empêche l'irruption de la conscience critique dans l'enchaînement des actes filmés. (...) À la limite, nous ne saurons plus rien de l'histoire qui se déroule devant nous, de son passé, de son avenir possible, dans une coïncidence absolue de notre temps avec le temps imaginaire, dans une présence absente à une sorte de schème abstrait qui est la beauté pure détachée des conditions qui la soutiennent. Ainsi dans certaines circonstances exceptionnelles de la vie sommes-nous en dehors de nous-mêmes, comme étrangers à notre action, entièrement requis par l'extérieur. »2

Image et désir

La question du désir semble dès lors centrale, non seulement parce qu'elle est commune aux deux premiers aspects qu'on vient d'évoquer, mais également parce que, d'une part, il semble que la « forme » la plus pertinente du désir soit l'image (dans tous les sens du terme, même comme imaginaire ou « image mentale » chez Sartre), et d'autre part, parce que le travail de l'image (et du rêve) semble trouver dans la question du désir une interprétation appropriée, qui dépasse la psychanalyse pour atteindre des questions d'esthétique et de philosophie (phénoménologie principalement). Cette question du désir résonne constamment dans une des premières thèses sur l'image comme pensée : Discours, figure de Jean-François Lyotard, qui se réclame de la psychanalyse freudienne pour affirmer le parti pris du figural : c'est-à-dire l'image comme phénomène et la possibilité d'un inconscient de l'image.

Même si elle n'est pas partagée par tous les philosophes de l'art (Gilles Deleuze propose par exemple une interprétation immanente, fondée sur la matérialité propre des corps et non sur la psychanalyse), la thèse de Lyotard propose les concepts de figure, figuratif, figural qui seront repris en cinéma par Jacques Aumont. Dans À quoi pensent les films ?, ce qui intéresse Aumont dans l'analyse des films, ce sont les problèmes d'image : il démontre que l'image est présentation, transport et formation de pensée et que la fabrication des figures excède, ou traverse, les énoncés verbaux et les images. C'est, pour lui, un processus mental qui met en œuvre une « dynamique des moyens d'expression, ou des systèmes de sens, qui soit celle même de la production du sens, là où il est neuf, singulier, original. »3

De la même manière qu'il est possible pour Freud d'interpréter un rêve, il apparait dans l'analyse de film, défendue par Jacques Aumont comme discipline à part entière, un caractère herméneutique comparable : celui de considérer le film comme un symptôme, une réponse à un problème. Interpréter le film consiste donc à remonter jusqu'au problème, qui sera chez Lyotard de nature libidinale, mais qui peut également être envisagé autrement.

Abdelhamid Mahfoud
Novembre 2010
 
crayondef

Abdelhamid Mahfoud commence une recherche doctorale en section Cinéma.

 

 
 
1 La plupart de ces questions font l'objet d'enseignements dans les cursus d'études cinématographiques. On a tenté ici de synthétiser un certain nombre d'éléments exposés notamment à l'Université de Liège, dans les cours d'Histoire du cinéma et de Questions d'esthétique du cinéma, assurés respectivement par les professeurs Marc-Emmanuel Mélon et Philippe Dubois.
2 Michel Mourlet, La mise en scène comme langage, Henri Veyrier, Paris, 1987, p. 47-48.
3 Jacques Aumont, A quoi pensent les films ?, Paris, Séguier, 1996.