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Arthur Schnitzler, maître littéraire de Freud

22 novembre 2010
Arthur Schnitzler, maître littéraire de Freud

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Le soir du 16 juin 1922, à Vienne, un médecin insiste pour raccompagner chez lui, à pied, son invité de marque, un confrère qui se trouve également être un immense écrivain. La promenade digestive ne fera que prolonger le moment agréable que fut le repas, émaillé de souvenirs d'expériences vécues à l'hôpital ou durant le service militaire... Avant de quitter la demeure bourgeoise, l'hôte fait visiter sa riche bibliothèque, exhibe quelques antiquités et offre même à son nouvel ami un tirage limité de ses dernières conférences. Ces silhouettes qui s'éloignent donc dans la nuit se rencontraient en fait pour la première fois, alors que leurs œuvres les avaient précédées de longue date sur des chemins parallèles : il s'agit de Sigmund Freud et d'Arthur Schnitzler.

Le romancier, nouvelliste et dramaturge, qui venait de fêter ses cinquante ans, avait reçu peu auparavant une lettre dans laquelle le père de la psychanalyse lui avouait avoir évité jusque-là son voisinage, tant il redoutait de rencontrer son « double ». Il s'en expliquait d'ailleurs en ces termes : « Votre déterminisme comme votre scepticisme – que les gens appellent pessimisme –, votre sensibilité aux vérités de l'inconscient, de la nature pulsionnelle de l'homme, votre dissection de nos certitudes culturelles conventionnelles, l'arrêt de vos pensées sur la polarité de l'amour et de la mort, tout cela éveillait en moi un étrange sentiment de familiarité. »

Dans ce passage se trouvent synthétisés tous les éléments nécessaires à la compréhension de la démarche schnitzlérienne. Le grand Sigmund l'avait entrevu mieux que quiconque : rares sont en effet les auteurs ayant poussé aussi loin l'exploration du conflit entre Éros et Thanatos qui anime chacun de nous, plus ou moins violemment selon le hasard des rencontres et des destinées.

Hypocondriaque, orgueilleux, monstre de jalousie autant que d'inconstance amoureuse, spectateur monomaniaque de son ego, Schnitzler n'était ni d'un caractère accommodant ni d'un abord aisé, exception faite bien entendu à l'égard des jeunes admiratrices qui se présentaient à son domicile pour lui exprimer leur admiration et qui, en général, devenaient ses maîtresses dans la semaine.

penombre
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Il faut dire que la « morale », dans le sens étriqué que lui prête l'esprit bourgeois, n'était pas son fort et que cet angle de jugement n'apparaîtra d'ailleurs que tardivement dans son œuvre. Ce qui fascinait davantage Schnitzler, c'est la trahison inhérente à toute relation amoureuse, la notion si fragile et relative de fidélité, la faculté de mensonge des humains, leurs réactions tragiques ou à la limite du ridicule au moment de se voir pris en défaut. Le lien entre ces différents aspects est assuré par le langage, instrument invisible mais suprêmement efficace de toutes les séductions, toutes les manipulations et, aussi paradoxal qu'il y paraisse, toutes les dissimulations.

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nouvelle rêvée

Aucune valeur, partant aucun tabou, ne sortent indemnes d'une telle réévaluation. Schnitzler bafoue les susceptibilités de l'honneur militaire à travers la grotesque figure du Lieutenant Gustel. Il entraîne les personnages de sa Ronde dans un tourbillonnant cocufiage. Il ose sous-entendre l'inceste qui lie Madame Béatte et son fils. Il provoque les antisémites « bornés et crapuleux » –  foisonnants à l'époque dans cette région d'Europe – en mettant en scène le Docteur Berhardi, injustement calomnié. Il nous fait entendre le « monologue intérieur » halluciné de Mademoiselle Else, tiraillée entre le sacrifice de sa vertu et le sauvetage financier de sa famille ; un dilemme que, comme cela arrive souvent sous sa plume, seul le suicide dénouera. Enfin, qui ne connaît la trame perverse de La Nouvelle rêvée, fût-ce par le biais de l'adaptation (assez fidèle à l'esprit du texte, moins à sa lettre) que Stanley Kubrick en donna dans son ultime opus, Eyes wide shut ?

Les univers mentaux dans lesquels le lecteur est amené à plonger sont d'une complexité extrêmes, même si l'exposé des situations ou des rapports entre protagonistes demeure quant à lui d'une désarmante simplicité. Un télégramme, une bousculade, une partie de cartes, un songe raconté, une remarque mal pesée suffisent à faire basculer les personnages, déjà fragilisés par une intime fêlure et que l'événement mineur fait verser littéralement dans la névrose, voire la folie. Une fois que le fantasme ou la pulsion a pris le dessus, l'issue est irréversible et rarement heureuse. Le drame est noué.

Quelques mois avant de s'éteindre en octobre 1931, Schnitzler fit paraître un dernier texte, auquel il avait fait subir de nombreuses réécritures depuis sa version initiale en 1912. Cette longue nouvelle, qui devait s'appeler Démence, changea également à diverses reprises de titre, pour finalement devenir littéralement Fuite dans les ténèbres. Elle met en scène un dramatique fratricide, où un aîné tue son cadet « par compassion », parce que ce dernier est en train de sombrer dans la folie. Certains critiques ont vu dans cette œuvre si souvent différée et remise sur l'établi l'illustration d'un « retour du refoulé », où éclatait les pulsions de mort que Schnitzler éprouvait vis-à-vis de son propre frère. Si son sens reste cependant sujet à maintes interprétations, ce dernier acte littéraire témoigne de l'attention constante que l'écrivain porta aux tourments du psychisme humain, en proie au déséquilibre et à la frustration.

De nombreux ouvrages ont été consacrés à Schnitzler. Le plus récent en français est sans doute une biographie signée Catherine Sauvat en 2007. Elle y évoque la vie de l'auteur en articulant étroitement vécu et œuvres. Une telle présentation, qui a l'atout de la limpidité, comporte cependant un défaut. En effet, s'il permet d'accumuler un nombre considérable d'informations factuelles, l'exposé chronologique fossilise fâcheusement le mouvement d'une existence qu'on devine tumultueuse. Catherine Sauvat a des pages très justes quand elle s'aventure à aborder le problème délicat de l'humeur de l'écrivain, de ses traits de caractère, des tourments de sa conscience. Elle éclaire tout aussi brillamment la question, souterraine mais omniprésente chez Schnitzler, de la judéité, en évoquant par exemple son indéfectible amitié envers Théodor Herzl, dont il ne soutiendra toutefois jamais le projet sioniste. Enfin, elle se base sur un matériau de première main, à savoir l'édition intégrale, non encore traduite en français, d'un impressionnant journal intime : 5000 pages, scrupuleusement tenues de l'adolescence aux derniers jours. Dans ce document exceptionnel, la retranscription, presque mot à mot, des disputes conjugales côtoie des détails encore plus futiles du quotidien, mais la véritable originalité de ce vaste chantier de papier réside dans la part croissante qu'y prendront les transcriptions détaillées de rêves...

Schnitzler se hisse alors, sans peut-être en prendre réellement la mesure, au rang de premier sondeur moderne de l'inconscient et de ses mystérieux ressorts. Une entreprise qui l'amènera vers des profondeurs insoupçonnées et qui suggère une réponse affirmative à la question rhétorique qu'il se posait le 18 août 1922 : « Chaque découvreur devient-il le masochiste de sa propre idée ? »

 

Frédéric Saenen
Novembre 2010

 

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Frédéric Saenen est chargé d'enseignement en français-langue étrangère à l'ISLV. Il publie de la poésie, des nouvelles et des articles de critique littéraire.

 

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Arthur SCHNITZLER, Romans et nouvelles, deux tomes, Livre de Poche, La Pochotèque, 2005.

Catherine SAUVAT, Arthur Schnitzler, Fayard, 2007.

 

 


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