Arthur Schnitzler, maître littéraire de Freud
schnitzler

Le soir du 16 juin 1922, à Vienne, un médecin insiste pour raccompagner chez lui, à pied, son invité de marque, un confrère qui se trouve également être un immense écrivain. La promenade digestive ne fera que prolonger le moment agréable que fut le repas, émaillé de souvenirs d'expériences vécues à l'hôpital ou durant le service militaire... Avant de quitter la demeure bourgeoise, l'hôte fait visiter sa riche bibliothèque, exhibe quelques antiquités et offre même à son nouvel ami un tirage limité de ses dernières conférences. Ces silhouettes qui s'éloignent donc dans la nuit se rencontraient en fait pour la première fois, alors que leurs œuvres les avaient précédées de longue date sur des chemins parallèles : il s'agit de Sigmund Freud et d'Arthur Schnitzler.

Le romancier, nouvelliste et dramaturge, qui venait de fêter ses cinquante ans, avait reçu peu auparavant une lettre dans laquelle le père de la psychanalyse lui avouait avoir évité jusque-là son voisinage, tant il redoutait de rencontrer son « double ». Il s'en expliquait d'ailleurs en ces termes : « Votre déterminisme comme votre scepticisme – que les gens appellent pessimisme –, votre sensibilité aux vérités de l'inconscient, de la nature pulsionnelle de l'homme, votre dissection de nos certitudes culturelles conventionnelles, l'arrêt de vos pensées sur la polarité de l'amour et de la mort, tout cela éveillait en moi un étrange sentiment de familiarité. »

Dans ce passage se trouvent synthétisés tous les éléments nécessaires à la compréhension de la démarche schnitzlérienne. Le grand Sigmund l'avait entrevu mieux que quiconque : rares sont en effet les auteurs ayant poussé aussi loin l'exploration du conflit entre Éros et Thanatos qui anime chacun de nous, plus ou moins violemment selon le hasard des rencontres et des destinées.

Hypocondriaque, orgueilleux, monstre de jalousie autant que d'inconstance amoureuse, spectateur monomaniaque de son ego, Schnitzler n'était ni d'un caractère accommodant ni d'un abord aisé, exception faite bien entendu à l'égard des jeunes admiratrices qui se présentaient à son domicile pour lui exprimer leur admiration et qui, en général, devenaient ses maîtresses dans la semaine.

penombre
ronde
vienne

Il faut dire que la « morale », dans le sens étriqué que lui prête l'esprit bourgeois, n'était pas son fort et que cet angle de jugement n'apparaîtra d'ailleurs que tardivement dans son œuvre. Ce qui fascinait davantage Schnitzler, c'est la trahison inhérente à toute relation amoureuse, la notion si fragile et relative de fidélité, la faculté de mensonge des humains, leurs réactions tragiques ou à la limite du ridicule au moment de se voir pris en défaut. Le lien entre ces différents aspects est assuré par le langage, instrument invisible mais suprêmement efficace de toutes les séductions, toutes les manipulations et, aussi paradoxal qu'il y paraisse, toutes les dissimulations.

eyeswideshut
nouvelle rêvée

Aucune valeur, partant aucun tabou, ne sortent indemnes d'une telle réévaluation. Schnitzler bafoue les susceptibilités de l'honneur militaire à travers la grotesque figure du Lieutenant Gustel. Il entraîne les personnages de sa Ronde dans un tourbillonnant cocufiage. Il ose sous-entendre l'inceste qui lie Madame Béatte et son fils. Il provoque les antisémites « bornés et crapuleux » –  foisonnants à l'époque dans cette région d'Europe – en mettant en scène le Docteur Berhardi, injustement calomnié. Il nous fait entendre le « monologue intérieur » halluciné de Mademoiselle Else, tiraillée entre le sacrifice de sa vertu et le sauvetage financier de sa famille ; un dilemme que, comme cela arrive souvent sous sa plume, seul le suicide dénouera. Enfin, qui ne connaît la trame perverse de La Nouvelle rêvée, fût-ce par le biais de l'adaptation (assez fidèle à l'esprit du texte, moins à sa lettre) que Stanley Kubrick en donna dans son ultime opus, Eyes wide shut ?

Les univers mentaux dans lesquels le lecteur est amené à plonger sont d'une complexité extrêmes, même si l'exposé des situations ou des rapports entre protagonistes demeure quant à lui d'une désarmante simplicité. Un télégramme, une bousculade, une partie de cartes, un songe raconté, une remarque mal pesée suffisent à faire basculer les personnages, déjà fragilisés par une intime fêlure et que l'événement mineur fait verser littéralement dans la névrose, voire la folie. Une fois que le fantasme ou la pulsion a pris le dessus, l'issue est irréversible et rarement heureuse. Le drame est noué.

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