Arthur Schnitzler, maître littéraire de Freud

Quelques mois avant de s'éteindre en octobre 1931, Schnitzler fit paraître un dernier texte, auquel il avait fait subir de nombreuses réécritures depuis sa version initiale en 1912. Cette longue nouvelle, qui devait s'appeler Démence, changea également à diverses reprises de titre, pour finalement devenir littéralement Fuite dans les ténèbres. Elle met en scène un dramatique fratricide, où un aîné tue son cadet « par compassion », parce que ce dernier est en train de sombrer dans la folie. Certains critiques ont vu dans cette œuvre si souvent différée et remise sur l'établi l'illustration d'un « retour du refoulé », où éclatait les pulsions de mort que Schnitzler éprouvait vis-à-vis de son propre frère. Si son sens reste cependant sujet à maintes interprétations, ce dernier acte littéraire témoigne de l'attention constante que l'écrivain porta aux tourments du psychisme humain, en proie au déséquilibre et à la frustration.

De nombreux ouvrages ont été consacrés à Schnitzler. Le plus récent en français est sans doute une biographie signée Catherine Sauvat en 2007. Elle y évoque la vie de l'auteur en articulant étroitement vécu et œuvres. Une telle présentation, qui a l'atout de la limpidité, comporte cependant un défaut. En effet, s'il permet d'accumuler un nombre considérable d'informations factuelles, l'exposé chronologique fossilise fâcheusement le mouvement d'une existence qu'on devine tumultueuse. Catherine Sauvat a des pages très justes quand elle s'aventure à aborder le problème délicat de l'humeur de l'écrivain, de ses traits de caractère, des tourments de sa conscience. Elle éclaire tout aussi brillamment la question, souterraine mais omniprésente chez Schnitzler, de la judéité, en évoquant par exemple son indéfectible amitié envers Théodor Herzl, dont il ne soutiendra toutefois jamais le projet sioniste. Enfin, elle se base sur un matériau de première main, à savoir l'édition intégrale, non encore traduite en français, d'un impressionnant journal intime : 5000 pages, scrupuleusement tenues de l'adolescence aux derniers jours. Dans ce document exceptionnel, la retranscription, presque mot à mot, des disputes conjugales côtoie des détails encore plus futiles du quotidien, mais la véritable originalité de ce vaste chantier de papier réside dans la part croissante qu'y prendront les transcriptions détaillées de rêves...

Schnitzler se hisse alors, sans peut-être en prendre réellement la mesure, au rang de premier sondeur moderne de l'inconscient et de ses mystérieux ressorts. Une entreprise qui l'amènera vers des profondeurs insoupçonnées et qui suggère une réponse affirmative à la question rhétorique qu'il se posait le 18 août 1922 : « Chaque découvreur devient-il le masochiste de sa propre idée ? »

 

Frédéric Saenen
Novembre 2010

 

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Frédéric Saenen est chargé d'enseignement en français-langue étrangère à l'ISLV. Il publie de la poésie, des nouvelles et des articles de critique littéraire.

 

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Arthur SCHNITZLER, Romans et nouvelles, deux tomes, Livre de Poche, La Pochotèque, 2005.

Catherine SAUVAT, Arthur Schnitzler, Fayard, 2007.

 

 

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