Croisements entre le roman et la psychanalyse

Trois écrivains belges parmi les plus importants, Henri Bauchau – qui s'apprête à fêter ses 98 ans –, François Emmanuel et Jacqueline Harpman, sont également psychanalystes. Ils ne sont pas les seuls, l'exercice de cette profession a en effet déclenché une vocation littéraire chez plusieurs praticiens, tels Jean-Bertrand Pontalis, Marie Darrieussecq, Philippe Grimbert, Michel Schneider, Tobie Nathan, le très médiatique Gérard Miller, François Gantheret ou Karim Sarroub. Littérature et analyse ne sont jamais totalement étrangers, comme l'affirme François Emmanuel : « Les psychanalystes voient dans toute forme d'art une expression paradigmatique de ce qu'ils tentent de saisir (...) cet arrière-pays nocturne que l'on nomme, à défaut d'autre mot, l'inconscient (...) »

Jacqueline Harpman

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«Savoir ce qui se passe dans la tête des gens a toujours été un intérêt majeur chez moi, déclarait Jacqueline Harpman lors d'une rencontre publique animée par Stéphane Lambert en septembre 19981. Cela a peut-être même déterminé mes goûts littéraires : j'étais tournée vers Stendhal, vers Proust, vers toute cette littérature assez classique que l'on nomme roman d'analyse. La psychanalyse m'apparaissait comme un prolongement, une façon de faire la même chose dans un autre domaine, d'une autre manière.»

Chez l'auteur d'Orlanda (Prix Médicis 1998), l'écriture romanesque précède pourtant l'analyse. Née à Bruxelles en 1929, Jacqueline Harpman publie à 30 ans son premier roman, Brève Arcadie, d'emblée couronné par le Prix Rossel. Deux autres suivent, toujours chez Julliard, L'Apparition des esprits (1960) et Les Bons sauvages (1966). À 38 ans, encouragée par une amie, elle entame des études de psychologie à l'Université Libre de Bruxelles. «Je n'avais pas d'histoire à raconter, se souvient-elle. Je me trouvais dans une période de stérilité et je n'avais pas oublié mon intérêt pour la psychanalyse.».

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Elle travaille comme psychothérapeute puis comme psychanalyste avant de revenir au roman deux décennies plus tard avec La Mémoire trouble (1987). Dès lors, elle n'arrêtera plus d'écrire, publiant plus de vingt livres (romans, nouvelles, pièces de théâtre) jusqu'à Ce que Dominique n'a pas su, son dernier roman à ce jour, paru en 2007.

«Pour quiconque serait à la fois romancier et psychanalyste, il m'apparaît comme tout à fait certain qu'il y a des liens qu'il faudrait peut-être chercher à repérer mais, chez moi, j'en suis incapable. Je me doute bien que des liens existent mais je ne sais pas lesquels», commente-t-elle encore. Ce n'est cependant pas du côté de cette discipline qu'il faut chercher les raisons de son évolution romanesque entre ses deux périodes mais de celui de... Wagner. Assistant à une représentation deTristan et Iseult au Théâtre de la Monnaie, elle a en effet découvert «une musique, une façon de penser» qui, déclenchant «quelque chose» en elle, a modifié sa manière d'aborder le roman.

 

François Emmanuel

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Si Jacqueline Harpman n'aime guère mêler ses deux «métiers», et si effectivement son travail romanesque peut être apprécié sans le prisme psychanalytique, ce n'est pas le cas de François Emmanuel (né en 1952 à Fleurus) dont l'œuvre entière est imprégnée d'introspection. Son arrivée au roman à été tardive et progressive. Au cours de ses études de médecine, il se passionne pour le théâtre. Il monte une pièce avec son frère, Bernard Tirtiaux, avant d'interrompre sa formation d'assistant en psychiatrie pour suivre pendant plusieurs mois le travail de Jerzy Grotowski et son Teatr Laboratorium à Wroclaw, en Pologne. Nous sommes en 1970-80 et il lui faudra encore attendre près de dix ans avant de publier son premier roman, Retour à Satyah, signant entretemps un recueil de poèmes, Femmes prodiges.

«Je suis entré en écriture par la porte de la poésie», a-t-il rappelé lors l'une de ses conférences données dans le cadre de la Chair poétique de l'Université catholique Louvain-la-Neuve2. «En amont, il y a la poésie, fille de la musique, il y a le goût des mots, des silences, et des accointances entre les mots, la perception de ce qui soulève insensiblement les textes. Et ce bonheur de pouvoir jouer sur la page ou sur le fil de l'oreille avec ce trois fois rien des mots pour voir s'ouvrir, par éclats, un certain au-delà du sensible.»

Le passage de la poésie au roman «n'a pas été sans mal», a-t-il confié en janvier 1999 à Stéphane Lambert. «Il m'a fallu des années pour arriver à la fluidité du roman. Dans le roman, on prend quelqu'un par la main et il ne faut pas le lâcher en route. Dans la poésie, on peut exiger un travail de la part du lecteur. Être passé par la poésie m'a donné le sens du poids des mots.»

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C'est effectivement par son style que l'œuvre romanesque de l'auteur de La Passion Savinsen (Prix Rossel 1998) ou de La Question humaine se singularise. Une écriture qui dit l'intériorité des personnages, qui révèle leur moi profond dans des situations, sinon de détresse, tout au moins de trouble profond, de remise en question. Ces différentes figures humaines n'étant autres que les traductions romanesques d'un autre moi, le sien, comme il l'a expliqué à Lambert: «Ce qui est passionnant dans la construction d'une œuvre romanesque – je dis cela très modestement –, c'est que l'on part dans la fiction et que, quelque part, on travaille avec son autobiographie. Je m'en rends compte de plus en plus. Je croyais partir très loin mais au fond, je suis peut-être plus dans l'autobiographie que si je voulais parler de ma vie parce que l'on remonte à des tensions très archaïques.» Ajoutant que «quand on écrit, on fait surgir de sa plume quelque chose que l'on a fait nous-mêmes, mais qui nous est tout à fait étranger.» D'ailleurs, pour lui, le roman est «un territoire intime et pourtant étranger, un lieu qui m'attire mais à l'orée duquel je ne sais rien. L'attirance suscitée par le lieu est peut-être liée à une expérience ancienne, une traversée partielle, un moment oublié.»

Quant aux rapports entre les artistes et les psys, l'écrivain s'en explique sur son site. «On observe [entre eux] depuis toujours une très grande fascination, écrit-il. Pareille attirance mutuelle se comprend aisément. Les artistes se sentent trop souvent fragilisés, débordés par leur propre sensibilité, au point qu'ils vont volontiers consulter les psychanalystes, dont le savoir supposé distille çà et là de puissantes séductions. Ce mouvement d'appel n'est pas chez eux sans réticence, appréhension imaginaire, crainte, parfois légitime, de voir se tarir la source de leur création. Les psychanalystes de leur côté voient dans toute forme d'art une expression paradigmatique de ce qu'ils tentent de saisir. (...) Et les uns et les autres de partager un peu le même territoire, cet arrière-pays nocturne que l'on nomme, à défaut d'autre mot, l'inconscient, cette forêt incertaine qu'ici l'on défriche méthodiquement, là on reboise avec inconstance, où les premiers s'évertuent à tracer quelques routes, où les seconds s'entêtent à se perdre, et d'où s'«originent» aussi bien les rêves, les lapsus, les trébuchements de la vie, les symptômes, que les tableaux, les romans, les poèmes, les chants.»

François Emmanuel aime rendre «justice» à Henry Bauchau, cet «oncle lointain» dont les livres «dédicacés» traînaient sur la table familiale.  Et qui, «très inconsciemment sans doute, [m']autorisa au franchissement vers l'écriture». Même s'il précise que la psychanalyse n'a pas pris, chez lui, l'importance qu'elle a acquise chez son aîné.

 

Henri Bauchau

Né en 1913 à Malines, Henry Bauchau suit des études de droit dans les années 1930 et, en 1947, entame chez Blanche Reverchon-Jouve, l'épouse du poète qui deviendra la Sibylle dans La Déchirure, une analyse de trois ans. Il en suivra une seconde à la fin des années 1960. En 1953, il quitte Paris pour fonder un collège international pour jeunes filles à Gstaad, en Suisse. Il publie à la fin des années 50 des poèmes, rapidement suivis par une pièce de théâtre, Gengis Kahn. C'est en 1966 que voit le jour son premier roman, La Déchirure, un texte profond qui raconte la mort à venir d'une mère. Le Régiment noir, un nouveau voyage intérieur dont le cadre est les États-Unis durant la Guerre de Sécession, paraît six ans plus tard. Il faudra attendre près de deux décennies avant que cet homme hanté par la Chine (comme en témoigne par exemple son Essai sur la vie de Mao Zedong) revienne au roman avec Œdipe sur la route, devenu ensuite un opéra en quatre actes. Depuis, il n'a cessé de publier des romans (tels Antigone, Prix Rossel, ou L'Enfant bleu, inspiré par sa pratique psychothérapeutique) et récits (Diotime et les lions, Les vallées du bonheur profond), un essai (L'écriture à l'écoute), des poèmes (Heureux les déliants) et des journaux (Jour après jour, Le journal d'Antigone, Passage de la Bonne-Graine).

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Bauchau se dit «psychanalyste par nécessité» et «écrivain par espérance». Comme son neveu, donc, c'est par la poésie qu'il est «entré en écriture». «C'est dans le monde disloqué où l'angoisse m'avait fait entrer, dans ce labyrinthe de l'analyse qui n'avait pas de fil d'Ariane pour revenir en arrière que je me suis mis à écrire, ou peut-être à apprendre à écrire des vers», note-t-il dans L'Écriture à l'écoute. Se demandant «Pourquoi des vers, pourquoi la poésie plutôt que la prose?», il tente une réponse: «Il me semble aujourd'hui que je me suis tourné alors vers la poésie parce qu'elle vient de plus loin, d'une étendue plus profonde de l'histoire et de la préhistoire humaines.»

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Chez lui, l'écriture et l'analyse sont intimement liées, elles se sont libérées mutuellement tout en continuant «à agir et à évoluer ensemble». «L'analyse a été la coupure, l'étape décisive de ma vie», reconnaît-il. «L'écriture, l'aventure poétique, précise-t-il encore, ressemble à un lapsus, à une irruption de l'inconscient, à contre-courant de l'immense phrase de la vie courante et du tumulte du temps. La dictée intérieure de la création naît de l'intense loisir du silence pour aller vers celui d'une écoute.» «C'est hors du travail de la conscience que se font les véritables rencontres, découvertes et incendies de mots», conclut-il.

 


 

1 Elle a donné lieu à un recueil l'année suivante chez Ancre Rouge, la maison fondée Lambert, Les rencontres du mercredi, où figurent des entretiens avec une quinzaine d'auteurs en majorité belges (Pierre Mertens, Nicolas Ancion, Xavier Hanotte, Françoise Lalande, François Emmanuel, Bernard Tirtiaux, etc.)
2 Ses quatre interventions ont été reprises en 2007 dans Les voix et les ombre aux Editions Lansman (à Morlanwelz).

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