Pierre Bayard propose une méthode qu'il appelle littérature appliquée à la psychanalyse qui consiste à rechercher dans les romans de quoi construire des théories originales utilisables en psychanalyse. Une façon inédite de lire les œuvres littéraires.
Professeur de littérature à Paris VIII et psychanalyste, Pierre Bayard est sans nul doute le critique auquel nous devons aujourd'hui les propositions les plus neuves relativement à la lecture et à la compréhension des œuvres littéraires. D'année en année, on le voit bousculer joyeusement les traditions critiques et mettre en œuvre des manières inédites d'aborder les textes de fiction. Son dernière exploit : soutenir que l'attribution d'un roman ou d'un film à un autre auteur que le sien invite à une lecture plus inventive et plus fructueuse (Et si les œuvres changeaient d'auteur ?, Minuit, 2010). Façon pour Bayard de mettre en cause le fétichisme de l'identité et de la signature. Mais, avant cela, et c'est là son « coup » le plus célèbre, Bayard a défendu l'idée que disserter sur une œuvre que l'on n'a pas lue ne présentait guère d'inconvénient quant à la qualité du regard porté sur elle (Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, Minuit, 2007). C'est par ailleurs le même qui a démontré, preuves serrées à l'appui, qu'il y avait lieu de revoir la solution de l'énigme dans quelques chefs-d'œuvre de la littérature policière comme Le Meurtre de Roger Ackroyd de Christie ou Le Chien des Baskerville, étant donné que leurs détectives ont erré ou nous ont trompés. En tous ces cas, Bayard se pose en défenseur d'une conception de la lecture qui rompt avec toute tradition. Il postule que le sujet lisant, s'il est véritablement actif, ne peut manquer de remettre en cause le texte qu'il lit, de le transformer jusqu'à un certain point et l'ouvrir à de nouveaux possibles. En découle un travail critique qui se veut résolument créateur.
© Hélène Bamberger
Cette conception était déjà celle de Proust. Elle soutient en particulier que, à même son psychisme, le lecteur donne réalité aux personnages et aux situations des fictions dont il prend connaissance et qu'il les fait intimement siens. Partant de quoi, toute une activité imaginaire se développe chez lui, faisant écho à la part d'inconscient qui habite l'auteur et ses personnages. Sur ces bases, on s'attendrait donc à ce que l'analyste qu'est Bayard nous oriente vers une interprétation freudienne des fictions — tant pratiquée par d'autres avant lui. Mais c'est quasiment le chemin inverse qu'il va prendre et dans lequel il va nous mener avec beaucoup de verve. Récusant une explication psychanalytique de la création, il va même purement et simplement tourner le dos à l'idée d'interprétation.
C'est dans Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? (Minuit, 2004) que Bayard explique cette volte-face avec toute la netteté voulue. On voit où réside le paradoxe dès le titre : c'est ordinairement à la psychanalyse que l'on demande d'expliquer la littérature et non l'inverse. Or, observe le critique, l'explication d'inspiration freudienne, aussi ingénieuse soit-elle, ne réussit à mettre au jour dans les fictions littéraires que ce que la psychanalyse sait déjà et qui se résume bien souvent à quelques concepts (le triangle œdipien, la castration, etc.), — concepts que Freud a d'ailleurs élaborés à partir d'exemples empruntés à la littérature (Œdipe, Hamlet, etc.). Dans ce type de repérage, la doctrine psychanalytique trouve sans doute à renforcer sa théorie mais la compréhension de la littérature n'y gagne rien ou presque. C'est là le principe d'une herméneutique qui, comme dans les commentaires bibliques, n'arrive à rien d'autre qu'à se refermer sur elle-même.
Partant de quoi, Pierre Bayard choisit d'inverser radicalement la perspective et de tenter d'éclairer ou d'améliorer le savoir psychanalytique en demandant aux fictions littéraires de proposer des leçons sur le fonctionnement du psychisme, que ces fictions appartiennent à une époque qui précède ou suit la psychanalyse. Il va donc démontrer, avec une grande richesse d'exemples, que la littérature a su proposer des équivalents divers et intéressants de ce qui constitue chez Freud l'inconscient (par exemple l'implexe chez Valéry), la pulsion (par exemple la fêlure et l'instinct chez Zola), la topique freudienne et ses instances (par exemple le dibbouk chez Romain Gary). Par cette voie, la littérature fait coup double : elle nous éclaire sur elle-même et enrichit un champ de recherche extérieur, que psychanalystes et psychologues retiennent ou non ses solutions. Mais Bayard va franchir un pas de plus dès le moment où il abrègera sa formule et s'en tiendra à parler de « littérature appliquée », méthode pour laquelle la psychanalyse n'est plus alors qu'un horizon de référence assez vague.
Le plus surprenant est que, de la méthode dont il est l'inventeur, Pierre Bayard ne va guère cesser de plaisanter tout au long de son ouvrage, la discréditant sur un mode qu'il qualifie lui-même de paranoïaque. Ainsi ladite méthode serait de mauvaise foi dans le choix des exemples, elle connaitrait plus d'échecs que de réussites, elle ne serait reprise par aucun disciple... Telle est la marque de l'humour bayardien, consubstantiel à ses positions paradoxales. Inséparable aussi d'un scepticisme marqué à l'endroit les études littéraires, vouées selon le critique à un objet n'en finit pas de leur échapper.
Il n'empêche que, depuis la position qu'il défend, Bayard dit sur la littérature et la façon de la prendre en compte des choses aussi neuves que stimulantes. Son credo est que la fiction littéraire est tout au long de son histoire l'un des hauts lieux de l'interrogation de l'homme sur la façon dont marche son psychisme et dont ce dernier pense le rapport à autrui. Ce qui fait sans nul doute du domaine des écrits littéraires une source inépuisable, à laquelle Bayard renvoie volontiers ses collègues analystes. Le problème est que, si la littérature procède ainsi depuis toujours, elle le fait sur un mode particulier, voulant qu'elle n'aboutisse jamais à une théorie achevée. Elle est en somme condamnée à procéder par aperçus fragmentaires et instables. Et s'il est vrai que Proust va plus loin dans l'élaboration théorique que Chrétien de Troyes, il n'en conçoit pas moins un narrateur qui sans trêve remet en cause ce qu'il pense de la condition humaine. Mais est-ce là un déficit de l'expérience littéraire ? C'est tout le contraire, estime Bayard : n'offrant pas de sens achevé, l'œuvre de fiction réussie ne vieillit pas dans la mesure même où sa signification peut être reprise et prolongée d'époque en époque.
Or, c'est bien là que la méthode de Bayard rencontre son principal écueil. Puisque, dans l'œuvre, le sens est toujours pris dans le mouvement de l'écriture, il importe de ne pas figer ce mouvement dans une traduction des « symboles » du texte, ainsi que font les diverses herméneutiques. C'est dire que le seul vrai travail du critique (et du lecteur) n'est pas d'interpréter le sens mais de le prolonger. Il faut le tenir comme on tient une note et le faire durer en indiquant vers quels possibles il nous entraîne. Et c'est bien là que réside le rôle actif du lecteur, qu'il assume de toute façon mais qu'il retraduit plus rarement en pensées et en mots.
En concluant, Pierre Bayard redit qu'il doute de sa méthode, et d'autant plus qu'elle refuse le secours de la psychanalyse qui, elle au moins, offre un corps de doctrine. « Comment concilier, se demande-t-il, l'idée une méthode avec ce qui s'apparente à une ouverture illimitée vers la subjectivité du lecteur, puisque c'est à lui (...) que revient la responsabilité de donner naissance dans les textes, par la toute-puissance de son acte de nomination, à des formes nouvelles de théorisations virtuelles ? » (Peut-on appliquer..., p. 170). Mais c'est bien là l'écueil de toute démarche critique dès qu'elle se veut créatrice et jusqu'à oser lire Autant en emporte le vent comme étant de Léon Tolstoï, ainsi que le veut Bayard dans son dernier ouvrage.
Novembre 2010
Professeur émérite de l'ULg, Jacques Dubois est connu pour ses livres sur Proust et Stendhal et son édition en Pléiade de Simenon (avec Benoît Denis).