Irvin Yalom : satire et thérapie

Difficile, quand on est amené à évoquer la production littéraire d'Irvin Yalom (docteur en neurobiologie et psychiatrie, psychothérapeute et professeur émérite à l'Université de Stanford) de ne pas renvoyer à celle de David Lodge. Les amateurs des campus novels du second retrouveront en effet dans les romans du premier nombre de caractéristiques qui ont assuré le succès de titres comme Changement de décor ou Un tout petit monde. Parmi elles, le croisement efficace d'intrigues solides mettant en scène des personnages typiques minutieusement construits, la faible résistance à la tentation pédagogique qui permet au récit de se laisser contaminer par de plaisantes digressions encyclopédiques et, surtout, l'omniprésence d'un humour corrosif qui gagne, pour le plus grand plaisir du lecteur, les situations, les dialogues et la narration.

Avec David Lodge, qui a souvent eu l'occasion de dire tout le bien qu'il pensait des textes de son confrère (et d'endosser de la sorte un rôle de parrain, sinon de chef de file), Yalom partage également cette capacité à prendre une certaine hauteur pour se faire le sociologue romanesque d'un champ dans lequel il est lui-même embarqué. Cette participation directe de l'auteur à l'univers qui sert de cadre à sa production littéraire n'est pas sans provoquer ce que Bourdieu aurait qualifié d'effets d'illusio (si les psychanalystes et patients de Yalom sont autant tournés en dérision que les professeurs et doctorants de Lodge, les romans qui les abritent se concluent généralement sur une note positive ; ce happy ending témoignant d'une forme d'adhésion au champ qui compense la caricature des protagonistes), mais elle permet également de donner à ces récits une puissante cohésion et un réalisme efficace.

mensonges

Capable de jongler avec les clichés à l'origine de la cristallisation du psychanalyste en véritable second rôle comique (qu'on pense aux films de Woody Allen), Irvin Yalom parvient à prendre appui sur eux pour mieux les dépasser. L'auteur élabore de cette façon un personnage-type de premier plan, tour à tour bienveillant, cupide, appliqué, prétentieux et obsédé, mais toujours ridicule par sa volonté d'aider les autres à résoudre leurs problèmes sans parvenir à se dépêtrer de ceux qui le concernent directement. Dans Mensonges sur le divan, le psychanalyste Ernest Lash, en proie au doute après qu'un de ses patients vient de quitter sa femme sur le conseil de sa maîtresse alors que lui-même tentait de l'en persuader depuis des années, reçoit de la sorte la visite de Carol Leftman, dont il ignore qu'elle est l'épouse délaissée en question. La jeune femme, avocate, est persuadée à tort que le départ de son mari est imputable à Lash et est bien décidée à ruiner la réputation de ce dernier. Feignant de le séduire tout en le haïssant, Carol pousse le psychanalyste à demander conseil sur ce point à son formateur, l'analyste Marshal Streider. Obnubilé par l'escroquerie imaginée par un de ses anciens patients et dont il a été victime, Streider croise à son tour la route de Carol, dont il requiert les talents de juriste sans savoir qu'elle est la patiente qui hante les pensées de Lash. Entre les plaisirs de l'enquête et ceux de la séduction, le roman, tout en se gaussant allègrement de l'irritante tartuferie de certains psychanalystes, pose sans avoir l'air d'y toucher la question des conséquences auxquelles peut mener le choix de mentir délibérément à celui qu'on paye pour qu'il nous écoute. 

 

schopen

Dans La Méthode Schopenhauer, les croisements narratifs sont d'un autre ordre. Le plan principal du récit est occupé par Julius Hertzfeld, psychiatre réputé qu'un cancer condamne à une mort imminente : dressant le constat de son existence, Hertzfeld est forcé de constater que, entre tous, le traitement d'un de ses patients, Philip Slate, s'est soldé par un échec cuisant. Cherchant à retrouver sa trace, le héros découvre que Slate, autrefois sujet à un problème d'hyperactivité sexuelle a priori incurable, est complètement guéri et a entrepris une formation de psychothérapeute qui s'achèvera dès que l'ancien patient aura participé à une thérapie de groupe sous la direction d'un mentor de son choix. Un contrat est donc passé entre les deux hommes : Hertzfeld assurera l'écolage de Slate et ce dernier lui exposera la façon dont la lecture de Schopenhauer l'a conduit à une certaine forme d'ascétisme et de bien-être. Le roman, dès lors, laisse successivement la place à la thérapie de groupe emmenée par Hertzfeld (et royalement perturbée, dans un premier temps, par les saillies jouissives du cynique Slate) et à un exposé de la trajectoire et de la philosophie de Schopenhauer telles que les perçoit l'antihéros. Le regain d'humanisme final d'un Slate bouleversé par la galerie de dépressifs et de paranoïaques qui peuple la thérapie d'Hertzfeld et la mièvrerie de l'épilogue peuvent sembler convenus, mais ils ne masquent que partiellement, au final, les égratignures dont sont victimes, tout au long du récit, tant les patients, pantins ridicules dévorés par d'improbables angoisses, que le psychothérapeute, gourou égoïste et jaloux d'une petite secte bigarrée dans laquelle il supporte mal que son élève introduise Le Monde comme volonté et comme représentation.

Illustrations idéaltypiques de l'adage, les textes de Yalom châtient bien un univers social que l'auteur affectionne et dont il connaît excellemment les rouages. Outre leur dimension satirique, susceptible d'accrocher autant les amateurs de la psychanalyse que ses détracteurs, ces romans d'un réel très contemporain valent aussi par leur capacité à mêler les registres, les aventures et les tons pour former des ensembles aussi cohérents que consistants, et par leur haute accessibilité qui, en plus des amateurs et détracteurs de la psychanalyse, leur permet également d'être goûtés par ceux qui, d'ordinaire, n'en ont pas grand-chose à cirer.

Denis Saint-Amand
Novembre 2010

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Denis Saint-Amand est aspirant F.N.R.S. à l'Université de Liège. Ses recherches portent sur la littérature française du 19e siècle et sur la sociologie de la littérature.