Jean-Paul Dubois, Je pense à autre chose et Kennedy et moi

Dans les romans de Jean-Paul Dubois, la psychanalyse paraît, de prime abord, ne jouer aucun rôle fondamental. Aucun personnage ne s'y prétend psychanalyste, ni n'en exerce la fonction. Aucun récit d'analyse ne s'y donne davantage à lire. En revanche, dans presque chacun des quatorze romans à ce jour publiés par l'auteur, le personnage principal est en proie au minimum à un mal être diffus, qui peut s'aggraver et culminer dans une dépression ravageuse.

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Ainsi, Je pense à autre chose est-il la confession écrite de Paul Klein, météorologue venu au chevet de son frère jumeau dans un hôpital psychiatrique de Jérusalem et qui, suite à divers incidents, a fini par prendre la place de ce dernier et par recevoir les mêmes cocktails médicamenteux. L'internement recèle une apparente vertu pascalienne : le confinement dans la chambre incite le narrateur à opérer un retour sur soi et à consigner patiemment les raisons pour lesquels une vie — sinon la vie — peu à peu se rate. D'un pessimisme constant d'un roman à l'autre, Jean-Paul Dubois a soin de ne pas conclure la confession de Paul Klein comme s'il ne s'agissait que d'une parenthèse à refermer. Écrire — dire — n'aide pas vivre, ne donne même pas envie de (re)vivre. À l'hypothèse d'un amour revivifié et d'une guérison, le narrateur préfère la chaleur des « rayons d'un soleil d'Aldol ». Du reste, chez Jean-Paul Dubois, si un thérapeute peut bénéficier d'une caution quelconque, c'est fatalement en relation avec l'idée que l'échec est toujours certain : le rôle du thérapeute n'est pas de guérir, ni même plus modestement de soulager, mais de rappeler, par sa seule présence volontiers grotesque, que la guérison est impossible, voire que l'unique — mais médiocre — échappatoire réside dans l'acceptation, pour reprendre le titre d'un autre de ses romans, d'accommodements raisonnables avec soi-même, avec la femme, avec la vie.

Le comble de l'impuissance thérapeutique est atteint dans Kennedy et moi. Écrivain déprimé, n'ayant plus rien écrit depuis deux ans, Samuel Polaris est littéralement cerné par les thérapeutes de tous ordres. Orthophoniste, son épouse entretient une liaison avec « un oto-rhino-laryngologiste qui travaille dans la même clinique qu'elle ». Encore étudiante, sa fille caresse le doux rêve matérialiste de devenir chirurgienne-dentiste. Elle veut ouvrir un cabinet avec son fiancé, qui partage la même ambition vénale — et la même passion bucco-dentaire — et qui appartient à une famille où l'on est chirurgien-dentiste de père en fils. Atteint d'un kyste dans la bouche, Samuel Polaris consulte le fameux Magnus Munthe, le mentor de sa fille, un professeur d'université dont l'éminence en chirurgie buccale semblait prédestinée puisque, nomen omen, son prénom signifie grand en latin et son patronyme n'est guère éloigné de Mund, la bouche en allemand. Lamentablement charcuté par « le ponte » — aussi appelé « la Référence » —, Samuel Polaris n'hésite pas à lui demander des comptes, avant finalement de se battre avec lui et de lui mordre le bras.

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Pour Jean-Paul Dubois, le dentiste s'apparente à un Thomas Diafoirus moderne, dont il aurait la pédanterie, la fatuité et l'incompétence crasse. Il incarne tous les errements d'une science positive impuissante à simplement atténuer le mal. Les médecins de l'âme ne s'en sortent guère mieux. Dans Kennedy et moi, Samuel Polaris est en cure chez Victor Kuriakhine, étrange personnage dont le titre et la fonction sont désignés par les termes de « psychiatre » ou de « psychothérapeute », mais dont les rituels sommairement évoqués — le divan, l'écoute muette, la rémunération à la fin de la consultation — sont plutôt ceux d'un psychanalyste. Aux dires de Polaris, Kuriakhine « aim[e] assez [qu'on] lui parle de sexe » -  ce qui ne serait pas sans relation avec le fait qu'il ait la main gauche dissimulée en permanence dans sa poche, comme s'il se touchait ou tentait de se toucher constamment le pénis. En fait, c'est bien autre chose que Kuriakhine tient dans sa main, ainsi que l'apprend Polaris au cours d'une dernière séance — la seule du roman — peu orthodoxe, où le patient et le thérapeute se racontent l'un à l'autre une histoire  qu'ils jugent essentielle dans leur existence. Dans la poche de Kuriakhine se trouve en effet une montre que le psychothérapeute a acquise, lors d'un voyage aux  États-Unis, à un bijoutier qui lui a prétendu qu'il s'agissait de la montre portée par John F. Kennedy le jour même de son assassinat. Une gravure sur le boîtier rend quelque peu crédible la supercherie - à défaut de permettre d'authentifier l'objet. Depuis qu'il a acheté cette montre, dont il ne sait - et ne saura jamais - si elle est vraiment celle du Président américain, Kuriakhine « la tien[t] serrée en permanence dans [s]a main gauche, au fond de la poche de [s]on pantalon ». Peu à peu, Polaris se rend compte que la montre - de Kennedy ou non -, est l'unique secret de Kuriakhine - non seulement ce qu'il dissimule concrètement dans sa poche, mais encore le secret de son art et de son savoir. Kuriakhine ne peut rien pour personne, mais la montre mystérieuse est une manière de talisman, un objet presque magique qui symbolise à merveille l'efficacité aléatoire du travail du thérapeute et sa non-scientificité. Après avoir décidé que la montre devait être sienne et après se l'être appropriée, Polaris peut de nouveau vivre — soit faire l'amour à sa femme et se remettre à écrire.

Dans Kennedy et moi, les allusions à la psychanalyse— ou, plus généralement, aux thérapies psychologiques — participent d'un ensemble de notations satiriques sur les pratiques médicales et scientifiques. Le lecteur n'y verra cependant aucune charge appuyée — à la façon par exemple du roman Therapy de David Lodge. Il n'y cherchera pas davantage l'expression d'une thèse. Jean-Paul Dubois a trop d'humour et d'élégance pour cela.

Laurent Robert
Novembre 2010

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Laurent Robert enseigne Sociologie de la littérature au sein du Département de langues et littératures romanes.


 

Jean-Paul Dubois, Kennedy et moi, Paris, Le Seuil, coll. « Points » n°P409, 1997 [1996].
Je pense à autre chose, Paris, Le Seuil, coll. « Points » n°P583, 1999 [1997].