Pleins feux sur les lettres belges

Par rapport à la centralisation qu'exerce Paris en matière d'édition et de consécration culturelle, quel est le sort réservé aux littératures francophones des pays autres que l'Hexagone ? Voilà la question à laquelle répond le Professeur Jean-Marie Klinkenberg dans Périphériques Nord, ouvrage où il ausculte prioritairement à ce propos — dans une perspective sociologique — l'histoire des lettres françaises de Belgique.  

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C'était une habitude bien ancrée dans les ouvrages, en particulier à vocation pédagogique, spécialisés en histoire littéraire. Écoles d'écriture, noms d'écrivains et titres d'œuvres s'y succédaient, d'édition en édition, dans un ordre chronologique quasi imperturbable, et sans qu'aucun contexte politique ou socio-économique ne vienne réellement éclairer les conditions de surgissement des productions des auteurs. Comme si ces hommes et femmes de plume étaient préservés de toute marque idéologique, sortes de tours d'ivoire habités du seul génie dispensé par dame Nature et que n'auraient pas ou très peu atteints les flux et reflux de la société dans laquelle ils vivaient. 

Le Professeur Jean-Marie Klinkenberg, qui vient d'être admis à l'éméritat, ne s'inscrit pas du tout dans cette tradition. En témoigne son livre Périphériques Nord, sous-titré Fragments d'une histoire sociale de la littérature francophone en Belgique (Éditions de l'Université de Liège, 2010), où cet expert en sciences du langage - internationalement connu pour ses travaux en rhétorique et en sémiotique - montre combien la littérature, bien symbolique s'il en est, n'échappe cependant pas au jeu de forces qui prévaut aux indécrottables « lois du marché ». Bref, elle est aussi un bien économique, nonobstant la légende tenace selon laquelle ceux et celles qui s'y adonnent accoucheraient de leurs créations presque ex nihilo. On reconnaîtra ici l'influence d'un Pierre Bourdieu, dont les apports en matière de sociologie ne sont plus à présenter, et du Professeur émérite de l'ULg Jacques Dubois, dont le livre L'institution de la littérature (Nathan/Labor, 1986) fut à bien des égards pionnier.

Et pourtant, elles tournent...

Mais Jean-Marie Klinkenberg ne s'est pas contenté d'appliquer aux lettres belges les canevas d'analyse de ses devanciers. Son investigation, menée durant sa riche carrière, l'a en effet amené  à mettre au point un modèle susceptible d'éclairer le fonctionnement d'une littérature francophone périphérique dans sa relation avec le centre parisien,  modèle qu'il qualifie de « gravitannionnel ». En clair, selon ses propres dires : « De même que chaque corps céleste décrit une orbite autour du corps central, et reste sur cette orbite grâce aux forces gravitationnelles, la trajectoire des littératures périphériques est tributaire du rapport qu'elles entretiennent avec la littérature centrale. C'est dire que ces littératures subissent à la fois des forces centripètes, qui les attirent vers le centre, et des forces centrifuges, qui les tiennent éloignées. »

Pour la littérature francophone de Belgique, examinée avec l'acuité d'un entomologiste, cela donne ce qui suit. Les années allant de 1830 à 1920, et singulièrement celles de la première décennie de l'indépendance du royaume, connaissent une longue phase de détachement par rapport à l'Hexagone : c'est l'époque des Maeterlinck, Rodenbach, Verhaeren et autres Eeckhoud ou Van Lerberghe dont les œuvres écrites en français sont perçues comme flamandes à Paris ; c'est aussi la période où le « mythe nordique » et « l'âme belge » — chère à l'avocat Edmond Picard — se constituent, liés à une volonté de l'institution littéraire du Plat Pays de forger son autonomie.   

À partir de 1920 environ commence une deuxième phase, caractérisée chez les écrivains francophones de Wallonie et de Bruxelles par une course au  rapprochement avec le pôle parisien, voire par un désir de totale assimilation avec lui, enjeu de l'obtention d'une légitimité littéraire digne de ce nom. Cette évolution s'explique notamment par deux causes concomitantes : appropriation par les gens de lettres flamands de la langue néerlandaise d'une part et, de l'autre, sentiment d'isolement éprouvé par leurs homologues du sud en mal de signes de consécration. D'où le souci jamais démenti d'un Michaux vivant à Paris de cacher, jusqu'à sa mort, son origine namuroise, et le statut quelque peu schizophrène d'un Plisnier qui se voyait wallon de corps mais français de plume.

Avec les années 1970 s'amorce une nouvelle phase dont on peut considérer qu'elle est toujours en cours. Les écrivains belges francophones n'y sont plus vus ou vendus comme flamands, ni comme  français non plus, mais comme les témoins un brin hybrides d'un cosmopolitisme plongeant volontiers ses racines dans un certain régionalisme. Bref, un particularisme qui ne perd pas de vue l'universalisme et qui, friand de reconnaissance, garde tout de même la sphère parisienne en point de mire. Représentatifs à cet égard sont Pierre Mertens et Conrad Detrez : le roman Les Bons Offices (1974) du premier et celui intitulé Les Plumes du coq (1975) du second ont joué un rôle non négligeable dans l'éclosion de cette troisième phase — qualifiée de « dialectique » — de   l'histoire de la littérature francophone de Belgique.  

Un espace littéraire revisité

Périphériques Nord, qui propose la synthèse de quelques-uns des travaux les plus marquants que son auteur a consacrés à la littérature belge d'expression française depuis 1980, ne se limite toutefois pas au seul aspect historique de son objet d'étude. Bien au contraire. Si les cinq premiers chapitres de l'ouvrage y ont trait, les huit suivants s'attachent à des analyses de cas, le but de cette exploration étant de vérifier avant tout la validité du modèle gravitationnel construit au début. Ainsi sont successivement passés au tamis, pour chaque moment-clé de chacune des trois grandes périodes envisagées, plusieurs textes fondateurs ou significatifs tels que le roman La Légende d'Ulenspiegel (1867) de Charles De Coster, la revue La Jeune Belgique (1880), le Manifeste (1937) du Groupe du lundi, La Belgique malgré tout (1980) de Jacques Sojcher, etc. Sans parler des intrusions que notre arpenteur des lettres, par ailleurs membre de l'Académie royale de Belgique et président du Conseil de la langue française du pays, fait dans le champ culturel liégeois et la littérature en langue wallonne. Comme quoi, Jean-Marie Klinkenberg n'est jamais resté indifférent à la variété des expressions écrites à laquelle une langue peut donner lieu. Encore moins aux faits de société dont toute littérature est toujours un témoin privilégié. Raison de plus pour le lire.

 

Henri Deleersnijder
Novembre 2010

 Lire aussi Les lettres belges, entre dépendance et autonomie sur le site Reflexions

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Henri Deleersnijder est licencié en Arts et Sciences de la Communication et collaborateur scientifique à l'Université de Liège.

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Président de l'Association internationale de sémiotique, et membre du « Groupe MU », Jean-Marie Klinkenberg a enseigné les sciences du langage au Département de Philosophie et Lettres.

 


 

 

Rencontre avec Jean-Marie Klinkenberg autour de ses derniers ouvrages, à la galerie Art'moy le vendredi 3 décembre. Rencontre animée par Béatrice Libert.