Pascal Leclercq est philosophe, journaliste, poète, critique littéraire photographe et conférencier. Après des recueils de poésie, il se lance, en 2008, dans le roman policier, où l'humour tient une place toute particulière. Deux romans sont déjà disponibles, un troisième est annoncé...
Tout commence dans un cimetière, à l'enterrement de Georges Marzineau, maffieux bien connu sur la place de Liège. En accompagnant son père jusqu'à sa dernière demeure, Georges Marzineau le fils — qui tient à ce qu'on l'appelle Marzi, parce qu'il a besoin d'afficher sa singularité — Marzi, donc, sait que les emmerdes ne vont pas tarder. Sa mère, en effet, va tout faire pour qu'il reprenne la boutique familiale et il ne pourra pas se dérober à ses responsabilités. On sait depuis Nietzsche que les hommes sont plus souvent voulus qu'ils ne se veulent. Si l'on a, comme Marzi, une mère tyrannique qui adore rendre service à ses clients en leur vendant des poisons de sa fabrication, ce n'est même pas la peine d'essayer de vouloir. Il va donc illico démissionner de son poste de professeur dans une école de serrurerie. De toute façon, ses élèves ne lui manqueront pas : ils passent plus de temps à boire qu'à étudier. En guise d'adieu, il leur récite un texte de Gramsci, dans lequel il est dit que « tous les hommes sont philosophes », il leur vomit littéralement à la gueule, au grand soulagement de son estomac barbouillé, puis il les quitte en les traitant de cons, « ce qui constitue leur dernière leçon d'ontologie ».
Quand il relate la pratique philosophique du personnage qu'il a créé, Pascal Leclercq sait de quoi il parle, puisqu'il est lui-même licencié en philosophie de l'Université de Liège. Ce n'est pas dans cette discipline, cependant, qu'il s'est fait connaître, mais comme poète. Il a publié, depuis 1997, une douzaine de recueils qui lui ont valu notamment le prix Émile Polak de l'Académie (pour Demain revient de loin, La Dragonne, 2002). Son dernier, Animaux noirs, paru en cet automne 2010 avec de superbes interventions plastiques de Jac Vitali, impose une nouvelle fois avec force et raffinement son univers singulier, où le corps occupe la première place ─ un corps morcelé, problématique : « Je vis dans le pays du corps interrompu, de la parole hachée où se mêlent bréchets, nervures, cartilages et tendons », peut-on lire dès l'entame de ce livre.
Marzi et Outchj, sorti en 2008, était la première incursion du poète dans le genre romanesque, suite à une commande de l'éditeur québécois Coups de tête. Un second titre, Marzi à Marzi, a suivi en 2010, et il y en aura d'autres, sans nul doute, puisque ces deux ouvrages se présentent clairement comme les premiers d'une série, avec des personnages récurrents et un format relativement normé d'un volume à l'autre.
Dans sa publicité, l'éditeur déclare publier « des livres qui sont à la littérature ce que le rock est à la musique ». Nous voilà prévenus. Quant à l'enseigne appliquée par Marzi sur la façade de son agence de véreux, rue Pierreuse, le slogan qu'elle affiche pourrait tout aussi bien qualifier le polar de Pascal Leclercq et le rythme de son écriture: « Marzi. Simple. Efficace. Expéditif. »
En ce qui concerne l'efficacité et l'expéditivité du récit, en tout cas, le doute n'est pas permis. Qu'il s'agisse de s'enivrer abominablement, d'assouvir vite fait ses appétits sexuels ou même de découper ni vu ni connu un corps en morceaux et d'en dissoudre un autre dans de l'acide, rien, et surtout pas la conscience morale, ne retient jamais les personnages de passer à l'acte : aussitôt dit, aussitôt fait, avant de s'embarquer dans une autre entreprise tout aussi nerveuse et rapide. Et ça cogne, et ça tranche, et ça saigne, de manière superlative.
À cet égard, l'esthétique des Marzi fait davantage penser au dessin animé façon Tex Avery ou à la BD style Pieds nickelés qu'à l'univers du roman noir. Comme les personnages de Tex Avery, ceux de Pascal Leclercq seraient bien fichus de repartir en courant après avoir reçu un piano sur la tête ; comme Croquignol, Filochard et Ribouldingue, les héros de Louis Forton, Marzi, Outchj et consorts témoignent d'un esprit de joyeuse anarchie qui leur permet de se tirer à leur avantage de toutes les situations. Pas question d'épaisseur psychologique ici ou d'une insertion sociale réaliste. Le récit avance de façon linéaire, par rebonds successifs, sur un tempo allegro. L'auteur cède ainsi aux conventions d'une esthétique populaire qui, à plus d'un titre, fait penser aussi au Théâtre du Grand Guignol, par son goût du macabre, du sanguinolent, des effets spectaculaires.
On sait que cette scène parisienne inaugurée à la fin du 19e siècle a fait frissonner de plaisir et d'horreur mêlés plusieurs générations de spectateurs, avant que le cinéma gore ne prenne le relais. Les drames horrifiques y alternaient avec des saynettes comiques et la violence même pouvait s'avérer source d'humour. Il n'en va pas autrement dans le monde de Marzi, où tous les registres du comique sont convoqués, du burlesque au jeu de mot le plus vaseux (« En rut vers de nouvelles aventures »), en passant par divers degrés d'ironie.
Celle-ci s'applique au premier chef au duo oedipien que composent Marzi et sa castratrice de mère. Elle se poursuit par l'absurde dans la quête identitaire qui amène cet anti-héros à quitter Liège, sur la foi d'une homonymie, pour aller à la recherche de ses sources jusqu'au village de Marzi, en Calabre, où pourtant sa famille n'a jamais mis les pieds.
Ce voyage en Italie permet d'apprécier une autre facette du talent littéraire de l'auteur : son savoir-faire de traducteur1. Plusieurs chapitres de Marzi à Marzi sont présentés en effet comme « traduits de l'italien ». En réalité, le romancier s'y amuse avec brio à donner à sa langue une couleur locale, en calquant la structure syntaxique du français sur celle de l'italien : « De quelqu'un j'ai besoin pour aller chercher une cargaison à Milano, et l'emmener ensuite en terre calabraise », déclare le maffieux don Bertone à Marzi. « Ma camionnette tu prendras ». Pour qui connaît les deux langues, ce jeu de transposition est particulièrement jubilatoire : on croirait l'entendre en v.o., ce bandit du Sud.
L'écriture des deux romans est tout entière placée sous le signe du ludique. Les trouvailles verbales et les scènes loufoques y abondent, comme dans ce passage qui se déroule à Turin (où, par parenthèse, l'auteur a vécu, en y côtoyant le camarade Gramsci sur les bancs de l'Université) :
« Marzi, tout content de pouvoir sortir son italien de salon demande au sanglier s'il a un plan pour descendre vers le sud ; mais celui-ci ne l'écoute pas, il récite des vers de Dante en piémontais. Les yeux révulsés, il n'en finit pas de débiter l'Inferno, d'une voix profonde et incompréhensible étant donné qu'il mange un mot sur deux.
-Scusi, signore ! Je ne suis pas venu ici pour ne rien comprendre à la poésie, l'arrête Marzi.
- Ah, pardon, je croyais... répond le sanglier. Je peux vous aider pour autre chose ? »
En définitive, ce jeu constant sur la langue et sur les discours stéréotypés fait voler en éclat toutes les conventions, littéraires aussi bien que sociales. C'est ainsi que l'art du poète rend au polar toute sa force subversive.
Carmelo Virone
Novembre 2010
Carmelo Virone est écrivain et critique.